mercredi 30 décembre 2015

Cheminer - partie 6

(c) http://blog.zebible.com/
Marcher dans la foi, c’est un déséquilibre constamment rattrapé, c’est un risque calculé, dans lequel nous sommes engagés en communauté(s). Lorsque nous cheminons en Église, nous ne marchons pas « avec Dieu » comme les disciples marchaient avec Jésus.

Je vous choque ?  Nous ne marchons pas « avec Dieu », nous marchons « devant Dieu » (en latin, "coram Deo"). Nous marchons, parce que nous y sommes appelés, et ce chemin devient le lieu de rencontre avec notre Dieu, ce Dieu qui vient à notre rencontre.

Notre Dieu est toujours « Autre », mystérieux mais révélé, insaisissable mais toujours proche, tout-puissant et incarné dans la faiblesse. Ce Dieu toujours autre est à la fois celui qui était, qui est et qui vient. Celui qui s’est manifesté dans l’histoire, celui qui est vivant et agissant aujourd’hui et celui qui vient, celui qui nous précède sur le chemin de notre mission et qui nous est promis ; celui qui vient à notre rencontre dans l’épaisseur de nos vies.

Dieu ne chemine pas à nos côtés, comme un tuteur, une canne, une garantie de ne pas chuter. Dieu vient à notre rencontre. Il est le père qui tend les bras, et dans notre marche hésitante, nous avançons vers lui, comme un petit enfant qui titube vers son père. Même si nous tombons, nous savons qu’il est là pour nous relever, même si nous perdons l’équilibre, nous savons qu’il y a une promesse posée sur nous, et que la distance que nous avons à parcourir n’est pas une distance impossible pour nous.
Alors « En marche ! » 

Claire Sixt Gateuille

mercredi 23 décembre 2015

cheminer - partie 5

Nous avons vu avec Mt 22.34-40 que Jésus résumait en deux commandements le chemin pour faire la volonté de Dieu : « Tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ton intelligence » et « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même ». La tension entre ces deux pôles, cette tension féconde qui crée la dynamique de la foi chrétienne, nous met en route. Ces deux commandements sont deux piliers sur lesquels nous nous appuyons, mais nous risquons toujours de nous appuyer trop sur l’un ou sur l’autre… Que faire ? Tenir comme un équilibriste entre les deux ? Précisément, ce qui fait tenir un équilibriste en équilibre, c’est d’être constamment en mouvement, de toujours compenser les déséquilibres inévitables, de toujours se rééquilibrer en bougeant. Et si vous avez suivi un jour des cours de cirque, vous savez que quand on est débutant et qu’on s’essaie au funambulisme, il vaut mieux avancer sur le fil, marcher dessus c’est ainsi qu’on a le moins de risques de tomber.

Un déséquilibre constamment compensé, c’est aussi ainsi que l’on pourrait définir le mouvement de la marche. Car pour marcher, il faut reporter son poids d’une jambe sur l’autre mais aussi vers l’avant, ce qui implique de se déséquilibrer, car l’on avance son centre de gravité alors que la jambe qui va porter le poids du corps n’est pas encore posée à terre devant soi… On avance alors qu’on n’est pas encore sûr de son appui… La marche est donc un exercice risqué, un déséquilibre constamment rattrapé.

A force de pratiquer cette activité, nous oublions ce déséquilibre qui nous déstabilise, mais que nous parvenons constamment à rattraper, au point de finir par l’oublier. Par contre, pour les personnes qui ont des troubles de l’équilibre, certaines personnes âgées et celles dont les appuis sont fragilisés, tout comme pour les enfants qui apprennent à marcher, ce risque est évident, concret… Il peut les insécuriser, mais le plus souvent, elles l’intègrent. Et notre vie d’Église, d’Église en marche, est aussi un déséquilibre constamment rattrapé entre l’intériorité et l’attention aux autres. Pour avancer, nous avons besoin de prendre le risque de nous déséquilibrer, et même de tomber, bref, nous avons besoin de prendre des risques.

Prendre des risques, c’est ce qu’a fait Abraham en quittant son pays, c’est ce que font les prophètes, ce que font les disciples qui abandonnent tout pour suivre Jésus, c’est ce que font les premiers chrétiens, qui risquent d’être persécutés, et bien des chrétiens aujourd’hui encore dans le monde. Prendre des risques, c’est ce que fait la femme cananéenne en Mt 15.21-28, qui se jette sur Jésus et ses disciples, qui ose prendre le risque d’être rejetée, d’être critiquée, d’être condamnée, elle qui ose passer outre tous les interdits sociaux de l'époque.

C’est risqué, mais dans son cas, c’est bénéfique, et pas seulement pour sa fille. Sa fille est guérie, mais c’est aussi tout le périmètre de la mission de Jésus qui est modifié, pour Jésus et ses disciples, pour tous puisqu’à partir de ce texte, le peuple qui bénéficie du ministère de Jésus, ce n’est plus seulement Israël, mais c’est le monde entier, même si Jésus continue son ministère au sein de son peuple. C’est nous aujourd’hui, car désormais « il n’y a plus ni juifs ni grecs… » et parce que, désormais, nous sommes appelés à annoncer l’Évangile à tous et à accueillir chacun comme une sœur ou un frère en Christ, à écouter chacune et chacun parce que Dieu peut nous parler à travers eux, y compris les païens d’aujourd’hui, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas comme nous, pas assez propres ou pas assez raisonnables, pas assez ceci ou trop cela…

Prendre des risques, c’est oser essayer d’obtenir un « plus grand bien », en remettant en jeu sa situation actuelle. Prendre des risques, ça peut donner des bénéfices, mais cela déséquilibre aussi, et parfois, cela peut aussi nous amener à faire des erreurs, à chuter, à se tromper et à être critiqués. Mais après tout, même les disciples se sont trompés, ont mal interprété et n’ont pas compris, certains sont même tombés, comme Pierre ; certains ont douté, même après avoir vu Jésus ressuscité…

Prenons l’exemple de notre texte de Mt 16.5-12 : Jésus les enseigne, et ils prennent pour une critique d’organisation ce qui est un appel à la vigilance spirituelle. C’est quand même un sacré quiproquo ! Mais si Jésus les critique, les traitant de « petits croyants » ou de « croyant peu », il les éclaire, croise les références pour corriger leur interprétation, et c’est pour eux une occasion d’apprendre, d’approfondir leur compréhension de Jésus.

Prendre des risques, des risques calculés, cela peut être bénéfique, que la prise de risque soit fructueuse ou non ; parce qu’un échec ou une erreur est presque toujours une occasion d’apprendre, d’apprendre des choses sur soi ou sur les autres, ou d’approfondir, de rentrer dans plus de nuances, dans l’épaisseur de l’humain, de voir les choses autrement.

Claire Sixt Gateuille

PS.: merci à Joan Charras Sancho à qui j'ai emprunté l'image de la marche comme déséquilibre constamment rattrapé, image qu'elle utilise dans sa thèse de doctorat : Pratiques liturgiques des églises luthériennes et réformées en France et critères d'analyse de ces pratiques. Vie liturgique, dynamique communautaire et identité ecclésiale.

mercredi 16 décembre 2015

Cheminer - partie 4

Parmi la multitude de visions possibles pour notre Église, de portes possibles pour entrer dans le flot de la mission de Dieu, il nous faut faire un choix. Chaque niveau de la vie de l’Église fait des choix. Le Conseil œcuménique des Églises et la conférence des Églises européennes ont choisi de s’engager dans un pèlerinage de justice et de paix, avec de multiples entrées et de multiples thèmes, qui vont de l’aide d’urgence et du développement au dialogue œcuménique et aux conversations interreligieuses. L’Église protestante unie a choisi de renouveler son témoignage, d’avoir pour vision d’être « une Église de témoins ».

Notre vision, c’est ce à quoi nous sommes appelés, de là où nous en sommes dans notre cheminement. Il ne s’agit pas de se fixer des objectifs trop hauts qui nous décourageraient. Mais il s’agit de discerner les dons, les personnes, les forces que nous donne Dieu, aujourd’hui et maintenant, et de discerner ensemble ce que Dieu veut en faire. Les forces que nous donne ce Dieu dont la puissance s’accomplit dans la faiblesse ! Car dans notre cheminement, nous ne partons pas vierges et isolés. Dieu nous a donné au moins deux choses : d’abord nos communautés, nous et ceux qui nous entourent. Même si nous ne sommes plus que 10, même si nous sommes fatigués de porter une paroisse à bouts de bras, il y a là une valeur incroyable que Dieu peut exploiter… mais peut-être qu’il attend de nous que nous fassions autre chose…

Quelque chose que nous avons vraiment envie de faire, quelque chose qui nous donne de la joie et nous aide à devenir témoins de la joie de l’évangile, et pas « ce qu’il faut faire parce qu’on a toujours fait comme ça ». Peut-être qu’un groupe de 10 personnes qui se réunit dans le salon d’un de ses membres et qui offre du temps, de la convivialité et des gâteaux dans la rue ou dans une maison de quartier une fois par mois témoigne plus qu’un groupe de 10 personnes qui se bat pour empêcher son temple de s’effondrer… et peut-être que d’autres croyants qui ont fui la responsabilité trop lourde de porter une institution seraient ravis de témoigner de ce que Dieu change dans leur vie, si seulement on les aider à mettre des mots sur cette expérience si intime…

La deuxième chose que Dieu nous donne, c’est un contexte. On ne chemine jamais dans un lieu neutre et vide. Il y a tous ceux qui nous entourent, qui croisent notre route, qui parfois même la partagent, et que l’on ne prend pas toujours le temps d’écouter. Beaucoup d’entre eux ont soif de la source à laquelle nous nous abreuvons, mais on peur de s’y noyer ou d’entre rester captifs. Ils ont peur parce qu’ils ne savent pas. Avec eux aussi, peut se faire un cheminement, dans la rencontre, avec du temps, dans la proposition humble et le témoignage personnel et respectueux. Le contexte, c’est aussi la culture et la mentalité, le contexte médiatique, etc. Ce sont aussi des lieux pour témoigner qu’une autre vision du monde est possible, confiante malgré les attentats, qui espère au-delà de la peur, qui croit au-delà du doute et du marasme ambiant.

Nous le voyons, il y a de multiples visions possibles, mais il y a aussi les dons que nous avons, ici et maintenant, et les désirs que Dieu nous met au cœur, qui permettent de limiter ces possibles, de discerner une vision pour l'Église, chacun à son niveau.

Les personnes, les dons, le contexte, la vision : tout cela tient la communauté ensemble, l’aide à cheminer dans la même direction, nous aide à être une Eglise en marche. Mais la route n’est pas toujours droite, nous le savons dans nos vies, et le cheminement de Jésus dans les Evangiles nous le montre aussi. Aussi faut-il régulièrement reprendre la vision, corriger la direction, parce que les aléas de la vie ou le chemin nous font faire des détours, et parfois nous engager dans une fausse direction.

St Jacques... La mecque, film de Coline Serreau
Sur notre route, dans notre cheminement, il nous faut aussi parfois nous alléger de ce qui nous pèse inutilement, de ce que l’on se fatigue à porter, parce que cela nous rassure. Je ne sais pas si vous avez déjà vu le film « St Jacques-La Mecque », où un groupe part en pèlerinage sur le chemin de Compostelle. A la première montée, plusieurs d’entre eux se cachent dans les fourrés pour se débarrasser de produits de beauté et autres éléments qu’ils avaient mis dans leur sac, pensant que cela leur serait utile, mais qui se révèlent vite superflus face à la nécessité de voyager léger. En Église aussi, il est nécessaire de voyager léger. D’abord, c’est une question de survie, une nécessité biologique, si l’on veut arriver à continuer d’avancer ; ensuite, toute l’attention, toute la force que nous consacrons à nos affaires, nous ne la consacrons pas à ceux qui nous entourent ; enfin, cela est nécessaire pour arriver à aller loin sans s’épuiser.

Nous avons toujours la possibilité de nous passer de tel ou tel élément qui a été bien utile à un moment donné, mais qui ne l’est plus. Dans notre cheminement,  nous avons besoin régulièrement de voir ce qui nous est utile, ce qui nous fait avancer, et ce qui nous pèse, nous freine, nous détourne de notre vision. Si l’on est attentif, si les fruits de l’Esprit nous travaillent, on s’aperçoit vite que ce n’est jamais le frère ou la sœur qui nous ralentit, mais cela peut être quelque chose de trop lourd à porter, pour lui ou pour moi… Nous sommes appelés à "Aller", à rencontrer « les nations », c’est-à-dire à vivre l’interculturel, à témoigner, à baptiser, à faire des disciples, des gens qui se mettront eux-mêmes en marche… des gens qui à leur tour, marcheront à nos côtés, à la suite de celui qui est avec nous tous les jours jusqu’à l’accomplissement des temps.

Claire Sixt Gateuille

mercredi 9 décembre 2015

Cheminer - partie 3

(c) http://blog.zebible.com/
Le texte de Mt 22.34-40 est une des dernières polémiques avec les maîtres de la loi, l’Évangile de Matthieu entrera ensuite dans les discours préparatoires à la passion du Christ. Ce texte, qui donne le résumé de la Loi selon Jésus, les deux piliers pour vivre sa foi, est pour moi une perle de grande valeur, une « lampe qui éclaire mes pas, une lumière sur ma route » dirait le psaume 119.105.

Et dire que la question posée était un piège tendu par les pharisiens… la réponse que Jésus y apporte en fait une question essentielle, quasi existentielle : à quoi sommes-nous appelés dans la vie ? A aimer Dieu et notre prochain. Jésus résume en deux phrases le chemin pour faire la volonté de Dieu. Il en donne l’esprit, la dynamique, la tension, même, tension entre ces deux pôles que sont l’intériorité et l’attention à l’autre. C’est cette tension, une tension féconde, qui crée la dynamique de la foi chrétienne, qui nous relance chaque fois que nous nous appuyons trop sur l’un ou l’autre des pôles. Dans cette dynamique se trouve un chemin de vie, individuel et communautaire.

Pour cheminer ensemble, au long cours, il faut un but, une vision, une direction commune. Les disciples cheminaient pour connaître Jésus, son message, voir comment il allait accomplir les prophéties… Jésus leur a enseigné tout au long du chemin des bases, une attitude à avoir, des « commandements » à suivre, selon l’esprit plus que selon la lettre. Il leur a donné aussi une vision de ce qu’est le « Royaume des cieux », cette réalité qui s’est approchée de nous et vers laquelle tendre, cette réalité qui vient nous travailler pour nous nourrir et nous pousser de l’avant, pour nous rendre un peu utopistes parfois, pour nous permettre d’adopter une attitude de serviteurs dans un monde qui cherche à soumettre. 

Plus tard,à la fin de l’Évangile, Mt 28.16-20 rouvre les perspectives que la croix avait semblé fermer, et les rouvre en grand ! La mission n’est plus réservée à Jésus, elle est confiée aux disciples, et elle n’est plus réservée à Israël mais destinée à toutes les nations…Jésus donne alors une vision - assez générale - de ce à quoi l’Église est appelée : Aller. Rencontrer, proclamer l’Évangile et apprendre ensemble à être disciples. Aller largement, en dépassant nos propres frontières, géographiques et celles que nous érigeons pour nous protéger illusoirement. Jésus donnera aussi aux disciples l’Esprit, pour poursuivre ce travail de discernement de sa volonté pour nos vies, pour nous rendre capable d’avoir une vision pour nous-même et pour notre Église dans son action dans le monde.

(c) http://blog.zebible.com/
Cette vision du Royaume des cieux, c’est une vision eschatologique dans le sens le plus fort du terme : non pas comme quelque chose pour la fin des temps, mais une vision qui vient interpeller aujourd'hui, questionner notre réalité et nous faire réagir, sortir de notre apathie. La vision du Royaume des cieux questionne notre monde, le remet en cause, nous remet en cause ; elle pointe nos infidélités, les infidélités à la volonté de Dieu que sont toutes les injustices que des hommes et des femmes font subir à d'autres, et dont nous sommes témoins sans réagir. Mais elle ne fait pas que nous remettre en cause, elle nous offre des possibilités, elle trace un chemin, elle offre une multitude de visions possibles pour l’Église de notre temps. Une multitude de possibilité pour entrer dans la mission de Dieu, la mission que Dieu accomplit, aujourd’hui encore, en faveur de la vie.

Claire Sixt Gateuille

mercredi 2 décembre 2015

Cheminer - partie 2

(c) Patrick Royer, Mille images symboliques
Le chemin des disciples à la suite de Jésus est ponctué d’enseignements et d’expériences, mais aussi de quiproquos, d’incompréhensions, de remises en perspectives. Comme le chemin, l’enseignement de Jésus se fait par étapes. La tempête apaisée (Mt 8.23-27) en est une. Elle montre que les disciples ne font pas seulement un chemin géographique, ni même un chemin pédagogique, mais aussi un chemin existentiel. La crise, le « séisme » (mot grec qui désigne la tempête dans le texte) qu’est cette tempête révèle des interrogations existentielles : « quel est notre avenir ? », « qui est cet homme que nous suivons ? » ; d’autres textes seront en feront surgir d'autres : « quelle est ma place ? » (Dispute pour savoir qui est le plus important) ou « d’où vient son autorité ? »… Or la réponse à une question existentielle ne peut se trouver en 5 mn, ni une fois pour toutes. D’où l’importance du cheminement, pour prendre le temps d’approfondir l’enseignement ; pour prendre le temps de se laisser travailler par l’Esprit saint, aussi.

Les tours et les détours de Jésus avec ses disciples, en Galilée, dans la décapole, en Judée et aux alentours apportent deux choses essentielles au cheminement :
1. La première, ce sont les rencontres. La rencontre avec Jésus est décisive, car elle met en route les disciples, mais d’autres rencontres vont se révéler déterminantes. Nous verrons dimanche comment une femme a changé le ministère de Jésus… mais d’autres rencontres moins radicales sont aussi essentielles : les pharisiens et les maitres de la loi, qui engagent souvent la conversation de manière polémique, mais qui permettent à Jésus de préciser son enseignement, et aux disciples de percevoir les décalages entre l’enseignement « officiel » et celui de Jésus. Ces polémiques leur permettent de se déplacer de ce qu’on leur a enseigné, qui agit comme une grille de lecture inconsciente dans leur compréhension du ministère de Jésus, à ce que Jésus vit en réalité, dans son intimité avec le Père et dans son exemple de vie.

Il y a aussi la rencontre avec les personnes malades ou possédées, les personnes en marge, les petits. C’est leur fréquentation et l’attitude de Jésus envers eux qui va travailler intérieurement les disciples au moins autant que le sermon sur la montagne (qui se trouve entre nos deux textes). C’est la fréquentation des personnes en marge qui peut nous changer intérieurement plus sûrement tous les discours que nous pourrions faire sur l’intégration et l’Église ouverte. Le dernier texte du COE sur la mission nous appelle non plus à faire de la mission auprès d’eux, mais à accepter de nous laisser missionner par eux, à accepter d’apprendre d’eux, d’être enseignés par leur expérience, par leur combat pour la vie. Bref, les rencontres sont décisives, rencontre avec Jésus, rencontre des disciples entre eux, rencontre avec tous ceux que leur chemin croise.

2. La deuxième chose essentielle au cheminement, c’est le temps. Le temps, qui permet de découvrir les reliefs, les accentuations différentes, les nuances, et n’en reste pas à la surface et aux contours des enseignements de Jésus… Le temps du cheminement avec Jésus permet une rencontre en profondeur, en intimité… Il y a des choses qu’on nous dit, qu’on entend, mais seul le temps peut nous travailler en profondeur, comme le soc d’une charrue, et faire entrer en nous plus profondément la graine qui sinon resterait posée à la surface de notre paysage intérieur.

C’est pourquoi le cheminement des disciples avec Jésus est une marche au long cours qui, comme toute marche, ne peut se faire qu’on pas à la fois. La marche est marquée par la lenteur ; et la lenteur est un lieu de maturation. La fréquentation d’un groupe au long cours nous apprend à connaître l’autre, à nous adapter à lui et à son rythme. La fréquentation d’un territoire, d’un environnement à la fois semblable et varié, parce que parcouru à petite vitesse, peut nous ouvrir à plus d’attention aux autres et à notre environnement. La marche nous apprend le chemin. Un proverbe latino-américain dit même que « la marche fait le chemin ».

(c) Patrick Royer, Mille image symboliques
Pour nous, Église du 21e siècle, notre terre de pèlerinage est double, il y a « les écritures » et le monde dans lequel nous vivons. Ce ne sont pas deux mondes séparés, mais deux mondes qui s’interpellent et s’interprètent mutuellement.

La Bible est une contrée, un paysage, un pays qui nous invite à le parcourir, à y cheminer, qui se laisse découvrir avec le temps. Cette contrée qui nous parle d’un Autre… engageons-nous dans les pas de cet Autre, qui peut en écho éclairer nos chemins intérieurs. C’est dans ce chemin que la communauté se crée : tous rassemblés sur ce même chemin de lecture et d’interprétation, tous appelés par le Saint Esprit à partager ce que nous avons reçu de lui, tous remis en route par notre Sauveur.

La Bible nous offre, comme au temps de Jésus, des rencontres et du temps. Des rencontres avec des témoins bibliques et des rencontres avec d’autres lecteurs, ceux de notre temps, ceux avec qui nous prenons du temps pour l’écouter, la lire, l’interpréter et se laisser interpréter par elle. Car la Bible nous offre aussi une troisième chose : un « monde » du texte, qui vient interpréter notre cheminement, notre récit de vie, qui peut nous proposer d’autres choix, d’autres alternatives, d’autres voies que celles que le quotidien nous impose. Un monde du texte qui peut devenir acteur de notre vie, ou nous rendre à nouveau acteurs de notre vie, et qui toujours, nous appelle à cheminer.

Claire Sixt Gateuille

mercredi 25 novembre 2015

Cheminer - partie 1

(c) F Dermaut, "Carnets de St Jacques de Compostelle"
Ces deux derniers week-end, j'ai assuré l'aumônerie de deux synodes régionaux. Je leur ai proposé de cheminer pendant 3 jours avec les textes de l'Evangile de Matthieu. Je partagerai ici dans les jours et semaines à venir des extraits de ce cheminement sur les routes matthéennes. En voici la première partie :

L’Évangile de Matthieu est traversé de chemins : le chemin des disciples à la suite de Jésus, mais aussi le chemin qui fait passer de l’ancienne alliance à la nouvelle, le chemin de Jésus vers la croix et celui des disciples vers la Galilée après la résurrection. Il se finit par l’envoi à marcher, à aller… faire des disciples dans le monde entier.

Le verbe grec poreuomai, qui signifie marcher, aller, se retrouve 30 fois dans l’Évangile de Matthieu (seul Luc le bat avec 50 occurrences) et le verbe peripateô qui signifie marcher autour, circuler, s’y trouve 7 fois. Pourtant, à première vue, Matthieu est plutôt l’évangéliste « conservateur », celui qui veut garder la centralité de la loi, celui qui n’est pas prêt à abandonner la tradition juive, on dirait aujourd’hui celui qui semble le moins prêt à bouger… Mais ce n’est qu’une première impression. Car s’il garde la tradition, il la réinterprète complètement de l’intérieur, il lui donne une autre finalité, et il affirme que le salut se fait désormais par d’autres moyens ceux de l’ancienne alliance. Il veut accompagner les judéo-chrétiens sur la voie du changement, dans un changement de perspective, et tout cela prend du temps, du temps pour les accompagner dans le changement, sur ce chemin nouveau. Matthieu fait donc cheminer ses lecteurs tout comme Jésus chemine et fait cheminer ses disciples.

C’est en marchant que Jésus repère les premiers disciples, c’est toujours en marchant qu’il va former leur communauté, les enseigner, créer un vécu commun et une vision commune. En chemin, il va les dérouter, déplacer leur façon de voir son ministère, remettre en cause leurs certitudes ; il va surtout leur faire expérimenter que la foi est en chemin, qu’elle n’est ni figée ni construite une fois pour toute, mais qu’elle chemine avec le temps et les rencontres…

Le texte de Mt 4.18-22 se situe à l'aube du chemin de Jésus (et à l’aube de ce synode) et raconte l’appel des premiers disciples. D’ailleurs, le texte ne les appelle pas encore « disciples », cela viendra avec l’enseignement qu’ils recevront en chemin ; mais pour l’instant, nous sommes face à des hommes, à qui Jésus demande de le suivre, de l’accompagner, de se mettre à sa suite… l’étymologie du verbe grec utilisé ici (akoloutheô) évoque à la fois une voie et un guide à suivre. Lorsque Jésus appelle ses disciples, il leur propose de marcher avec lui.

Pour connaître Dieu, pour le rencontrer vraiment, intimement, il faut marcher avec lui. C’est ce qu’il propose à Abraham, aux Hébreux dans le désert, aux disciples par Jésus ; c’est ce qu’il nous propose toujours à nouveau, à nous individuellement et collectivement, en Église. La vie d’Église est une forme de « pèlerinage », un cheminement au long cours dont l’important n’est pas tant le but, même s’il est essentiel parce qu’il donne la vision et la direction, mais bien le chemin, car là se joue l’expérience de la foi, celle qui nous travaille, celle qui creuse en nous un espace pour accueillir le Christ ressuscité au milieu de nous.
Claire Sixt Gateuille

lundi 9 novembre 2015

Quand "Positions luthériennes" parle de la CEPE

Depuis l'union de 2013 qui a créé l'Eglise protestante unie de France, j'ai découvert avec intérêt la publication trimestrielle "Positions luthériennes". Les thématiques traitées y sont variées (histoire, théologie luthérienne ou oecuménique, sociologie religieuse, etc.) et les articles de grande qualité.

J'apprécie particulièrement les articles qu'André Birmelé publie régulièrement concernant la vie de la Communion des Églises protestantes en Europe (CEPE). Cette organisation a été créée en 1974 pour rapprocher les Églises signataires de la concorde de Leuenberg et les aider à manifester plus pleinement la communion qu'elles déclaraient avoir entre elles (Églises luthériennes et réformées puis Églises méthodistes). 

Les documents théologiques qu'elle produit sont d'un grand intérêt et nous aident à avancer dans une compréhension réciproque qui bénéficie à notre Église unie. Les derniers textes sont "Écriture - confession de foi - Église", "Ministère - ordination - episkopè" et "Ecclesia semper reformanda", tous trois sortis dans leur version finale en 2012 et téléchargeables sur le site de la CEPE. Les deux premiers ont fait chacun l'objet d'un colloque organisé par la CPLR (l'organisme de coopération entre les Églises luthéro-réformées d'Alsace-Lorraine (UEPAL) et l'EPUdF). Ces documents ont été publiés et présentés dans les numéros 2012/1 (Ecriture - confession de foi - Eglises) et 2013/3 (ministère - ordination - episkopè) de Positions luthériennes

Dans le numéro de juillet-septembre (2015/3), André Birmelé retrace ce que la concorde de Leuenberg a apporté à d'autres dialogues luthéro-réformés au niveau mondial et présente les dialogues que la CEPE a entamé avec d'autres confessions chrétiennes et leurs avancées. Ce panorama historique des 42 années d'existence de la CEPE permet, entre autres, de saisir en quelques pages les enjeux des discussions entre luthéro-réformés et anglicans, à quelques jours de la rencontre du groupe de suivi des accords de Reuilly, qui se tiendra du 30 novembre au 2 décembre à Paris. 

Claire Sixt Gateuille

vendredi 23 octobre 2015

Des pèlerinages éphémères pour un changement durable

L'affiche du pèlerinage entre l'Allemagne et la France
Quatre itinéraires de « pèlerinages pour la justice climatique » œcuméniques sont prévus, qui arriveront à Paris à la veille de la COP21. N'imaginons pas des milliers de personnes "envahissant", même pacifiquement, la France. La plupart des marcheurs se sont joint à une seule étape, d'autres y participent quelques jours, mais seulement 200 personnes participeront à la totalité des étapes en France. Pour tous les autres, l'idée est plus celle d'une course de relais que l'une pèlerinage d'un point A à un point B.  

Le premier pèlerinage, organisé par les Églises d’Allemagne et les Églises nordiques (luthériennes), est parti du cap Nord en Norvège le 6 juin, a traversé la frontière avec la Suède le 22 août, a été rejoint par un autre itinéraire venant de Uppsala, a traversé le Danemark et rejoint Flensbourg en Allemagne le 13 septembre. Depuis, il traverse l'Allemagne et arrivera en France le 7 novembre par Strasbourg. deux autres itinéraires venus de différentes parties de l’Allemagne le rejoindront à Metz les 14 et 15 novembre. Le trajet se poursuivra par Chalons en Champagne et Meaux pour arriver à Paris le 27 novembre. Pour connaître les étapes précises de cet itinéraire, voir le site http://www.klimapilgern.de/fr/le-parcours/  ou (pour la partie alsacienne) http://www.uepal.fr/marcheclimat2015.html

Un deuxième itinéraire arrive d’Angleterre, organisé par l’Église d’Angleterre (anglicane). Il partira le 13 novembre de Londres, arrivera le 18 novembre à Dieppe pour en repartir le lendemain, le 19 à St Vaast-d'Equiqueville, le 20 à Neufchâtel-en-Bray, le 21 à Forges-les-Eaux, le 22 à St Germer-de-Fly, le 23 à Gisors, le 24 à Bray-et-Lû, le 25 à Jambville, le 26 à St Germain en Laye et le 27 à Paris.

Un troisième itinéraire est parti de Rome, mené par Yeb Saño (l’initiateur du jeûne pour le climat). Il passera par Genève le 5 novembre, où il sera rejoint par Guillermo Kerber, du Conseil Œcuménique des Eglises. Un grand événement est prévu le 10 novembre à Lyon lors de leur passage. Ils seront à Taizé les 15-16 et à Troyes le 22 novembre.

Un dernier itinéraire sillonne l’Afrique à vélo du Mozambique jusqu’à Nairobi (Kenya). On peut les suivre sur le site http://www.wehavefaith.net/ et sur leur page facebook. Quelques-uns de ces pèlerins viendront en avion à Paris porter la voix des plus pauvres déjà impactés par le changement climatique. Ce pèlerinage est organisé par ACT Alliance (Action des chrétiens ensemble).

Les pèlerins seront accueillis le 27 novembre au soir à l’église St Merry (Paris-les Halles). Ils marcheront le matin du 28 de Paris au Bourget (où se tiendra la COP) et vivront ensuite un temps inter-religieux en Seine-St Denis. Ils participeront à la grande marche pour le Climat organisée par la société civile le 29 novembre à Paris (cette marche se tiendra simultanément dans de nombreux lieux).

Pèlerinage de justice et de paix (c) Marcelo Leites, COE
Vous êtes invités à vous joindre pour quelques heures de marche à ces pèlerinages. Vous pouvez aussi offrir un hébergement, participer à l’accueil des pèlerins aux étapes, etc.
Pour toute information sur ces pèlerinages et comment y participer, contacter Coline Eychène, coordinatrice protestante à Paris (poste des Éclaireuses et Éclaireurs Unionistes de France) ; Mail : coline.eychene[at]eeudf.org. Pour proposer un logement : http://www.ephatta.com/Cop21.

Plus d'informations sur les différents pèlerinages et initiatives d’Églises autour de la COP21 sur ce site. On trouve aussi une bonne présentation des pèlerinages sur le site de l'hebdomadaire Réforme ; et une carte sur le site de la croix.

Claire Sixt Gateuille

vendredi 16 octobre 2015

Les tailleurs de pierre et l'Eglise de témoins

Au Moyen-âge, un jeune arrivant pour la première fois dans une grande ville visite le chantier de la cathédrale. Il voit trois tailleurs de pierre semblant accomplir le même travail. 

Aussi va-t-il les voir et leur pose la même question : 
"Que faites-vous ?" 
le premier répond sur un ton peu gracieux : 
"Moi, j'essaie toute bêtement de gagner ma vie, tu vois bien que tu me déranges !"
le deuxième, étonné par la question, réplique tout simplement : 
"Tu le vois bien, je taille une pierre !"
Le troisième, le sourire aux lèvres, se tourne vers le jeune homme et lui répond fort aimablement : 
"Avec mes frères de métier, nous levons une cathédrale."

Cette histoire, adaptée d'un conte du livre Il était une fois les cathédrales, me fait penser à notre engagement dans l’Église et à la dynamique "Église de témoins". 

Est-ce que nous cherchons à "remplir la cible" (ou la contribution régionale, c'est à dire réunir l'argent nécessaire au salaire du pasteur et à la vie de l’Église aux niveaux régional, national et international) et à faire les travaux nécessaires dans le temple ? 
Est-ce que nous cherchons à faire vivre une communauté chrétienne ?
Ou est-ce que nous cherchons à être l’Église du Christ dans ce monde et à prendre part à sa mission ici et aujourd'hui ? 

Ne nous trompons pas, être l’Église du Christ n'est pas désincarné, cela implique aussi de remplir des obligations financières et de faire vivre la communauté. Mais la perspective est différente, puisque nous ne sommes plus là pour nous épuiser au maintien de l'existant ou à la recherche de la communauté idéale. Nous ne sommes pas là pour en faire toujours plus ou être plus performants, mais parfois pour faire autrement.

Nous sommes là pour nous laisser ensemble porter par Dieu et par sa mission, nous laisser renouveler et inspirer par son souffle, pour imaginer aujourd'hui, avec ceux qui nous entourent, quelle Église pour vivre et annoncer l’Évangile aujourd'hui, quelle Église pour apprendre à devenir témoins de ce qui nous fait vivre et être nourris du témoignage des autres, quelle Église pour libérer notre créativité et pour être recréée par la créativité toujours renouvelée de Dieu...

Et cela est libérateur ; et cela est source de joie ! 

Claire Sixt Gateuille

jeudi 8 octobre 2015

Religions et Cultures, ressources pour imaginer le monde

C'était le titre de la 90e session des semaines sociales de France, qui se sont tenues du 2 au 4 octobre à l'Unesco à Paris. Une session très riche et intéressante dont j'ai eu la chance d'assurer le Fil rouge théologique en alternance avec Henri-Jérome Gagey, prêtre et professeur de théologie à l'Institut catholique de Paris, vicaire général de Créteil.

A la fin de chaque demi-journée, nous avions 10-12 minutes pour reprendre les thèmes abordés dans les débats et les ateliers et en proposer un éclairage théologique. C'était un défi, tant par la largeur du sujet que par la nécessité de réagir "à chaud", et donc d'adapter ce que nous avions préparé, et par la nécessité de rester concis...

L'idée générale de cette session était de travailler notre regard sur le monde pour être à la fois lucides et bienveillants. Les deux axes principaux étaient deux des sujets phares qui auront traversé 2015 : les religions et les changements climatiques. Les migrations, autre sujet phare de 2015 ont été bien sur également évoquées. Le texte de conclusion de Jérome Vignon donne un bon aperçu de ces trois jours.

On peut retrouver les vidéos des différentes interventions sur le site des sessions des semaines sociales. Pour l'instant, les vidéos du fil théologique ne s'y trouvent pas, mais comme les vidéos sont rajoutées petit à petit, il se peut qu'elles soient publiées plus tard. On peut aussi télécharger les interventions audios (là c'est payant, mais le fil théologique s'y trouve). Mon intervention du dimanche sur les "moteurs de l'agir chrétien" se trouve au début de l'émission "imaginer et concevoir à partir de l'encyclique" sur la Wikiradio des Scouts et Guide de France (et là, c'est gratuit !).
Enfin, les actes de la session paraitront également à la fin de l'automne, on peut les commander.

Claire Sixt Gateuille

vendredi 18 septembre 2015

"Un western à l'Italienne ?"

A Turin, le 22 juin 2015
C'est le titre que le journal protestant italien Riforma a donné à un article sur la lettre que le synode vaudois a adressé au Pape en réponse à sa demande, faite le 22 juin dans le temple de Turin, de pardonner l’Église catholique romaine pour les persécutions envers les vaudois dans les siècles passés.

Dans son discours, le Pape évoquait également l'importance de la collaboration interconfessionnelle, du chemin de communion qui était parcouru en maintes endroits entre membres de l’Église catholique et membres de l’Église vaudoise.

Sa façon d'évoquer l'unité fait écho au concept œcuménique de diversité réconciliée, lorsqu'il dit "L’unité qui est le fruit de l’Esprit saint ne signifie pas uniformité. En effet, les frères sont rassemblés par une même origine, mais ils ne sont pas identiques entre eux. Cela est bien clair dans le Nouveau Testament où tous ceux qui partageaient la même foi en Jésus-Christ étant appelés frères, on a cependant l’intuition que toutes les communautés chrétiennes auxquelles ils appartenaient n’avaient pas le même style, ni une organisation interne identique." Il finit en évoquant l'importance de regarder d'abord ce que nos avons en commun (la foi en Christ et en l'Esprit-Saint) avant les différences, et en traçant des priorités pour la collaboration entre Églises : l'évangélisation, le service (aux plus pauvres, fragiles ou souffrants, et aux migrants).

Dans la lettre du synode vaudois, dont vous pouvez trouver la traduction sur le site de l'EPUdF, celui-ci affirme :
-  qu'il accueille la demande de pardon du Pape, 
- que seules les victimes, et Dieu, peuvent pardonner, mais que l'Eglise vaudoise a toute confiance en la miséricorde et la grâce de Dieu, qui fait toutes choses nouvelles.
-  que toutes les Églises ont besoin du pardon de Dieu et de se convertir pour accomplir sa volonté
- l'importance d'initier une histoire nouvelle de relations entre protestants et catholiques, pour que celles-ci ne soient plus marquées par la division, mais l'écoute mutuelle et la réconciliation. Au passage, la lettre explicite la diversité réconciliée.

Certains médias italiens ont reçu cette lettre comme un refus de pardon. Or l'impossibilité de pardonner se retrouve dans toutes les situations de ce genre (Shoah, etc.). Ce n'est pas un refus puisque la démarche est accueillie et la miséricorde de Dieu évoquée. Et la perspective d'avenir qu'ouvre cette démarche est clairement mise en valeur.

Plus largement, l'évocation de l'écriture d'une histoire nouvelle me semble faire écho à la démarche du document Du Conflit à la communion, qui propose des pistes pour une lecture commune de l'histoire des 500 ans de la Réforme, afin que ces conflits ne mènent pas à des historiographies confessionnelles divergentes et qui perpétueraient ces conflits. Pour faire simple, l'idée est d'essayer de comprendre le point de vue de l'autre, pour ne pas reproduire aujourd'hui l'idée qu'il y a un gentil (forcément de notre bord) et un méchant (forcément de l'autre)... 

Bref, ne pas rejouer aujourd'hui des conflits passés, prendre conscience des schémas de pensées qui imprègnent notre façon de raconter l'histoire pour les confronter à celles des autres, et ne pas transmettre aux générations futures un récit partial, une interprétation marquée par le rejet de l'autre. Et dire que l'Eglise vaudoise ne peut pas pardonner à la place des victimes des persécutions, c'est refuser de s'identifier directement à elles, donc refuser d'entrer dans cette lecture biaisée de l'histoire...

Claire Sixt Gateuille

vendredi 4 septembre 2015

Repenser la pauvreté



Vous avez peut-être entendu parler d’Esther Duflo. Esther Duflo est une jeune femme française, issue d'une famille protestante, qui enseigne l’économie au Massachussetts Institute of Technology et conseille le président Obama. Elle a été repérée assez tôt dans ses études et est aujourd’hui reconnue mondialement, en particulier parce qu'elle a amorcé un mouvement visant à changer la façon de penser l’aide au développement. Rien que ça !

Pourtant, son action sur le terrain peut sembler « toute bête » : elle a fondé un laboratoire d’économie et avec ses collaborateurs (dont son compagnon Abhijit Banerjee), elle est allée faire des expérimentations sur le terrain pour savoir si, par exemple, le prix des moustiquaires en Afrique influait sur leur utilisation sur le terrain, ou pourquoi les indiens vivant avec moins de 1 dollar par jour ne fréquentaient pas plus souvent les centres de santé publique gratuits. Elle ne se contentait pas des anecdotes qui émaillent les discours économiques et prétendent au statut de preuve ; elle a mené des études détaillées, à la fois quantitatives et qualitatives[1], pour voir quelles pratiques amélioraient l’efficacité de l’action financée par les aides au développement.

Son intuition principale est que tant les défenseurs de l’aide au développement que ses détracteurs adoptaient une position ou l’autre en fonction de prérequis implicites ou de « spéculations à grande échelle » et non de la réalité de terrain. Personne ne s’intéressait à « comment pensent les pauvres », chacun partant du principe que quelqu’un qui vit avec 1 dollar par jour (hors logement) devait penser de la même façon que soi-même… Or Esther Duflo a fait le choix de travailler à partir de faits et de questions concrètes, et ses études montrent précisément que ce n’est pas le cas, et donnent, dans un certain nombre d’exemples précis (alimentation, santé, éducation, fécondité, institutions, etc.), des éléments pour une meilleure compréhension de la logique propre des pauvres dans un contexte donné. Bien sûr, son approche révèle une situation bien plus compliquée et nuancée que ceux qui affirment que l’aide au développement sauvera le monde de la pauvreté et ceux qui affirment qu’elle fait plus de mal que de bien. Je vous invite à lire le livre Repenser la pauvreté, à la fois très accessible et très intéressant, et accessoirement disponible en poche (collection Points essais chez Seuil).

En quoi la démarche d’Esther Duflo est-elle révolutionnaire ? Elle s’est intéressée aux gens. D'habitude, seule la microéconomie s'intéresse aux gens, pas la macroéconomie. Elle ne s'est pas intéressée à la conjoncture du marché, ni aux variations de flux, non, aux gens…Et c'est ça qui change tout. Pour Esther Duflo, qui reprend la définition d’Amartya Sen , « la pauvreté ne correspond pas simplement à un manque d’argent, elle signifie aussi ne pas avoir la “capacité” de réaliser entièrement son potentiel d’être humain. ». D'où l'importance de passer de la lutte contre la pauvreté qui ne met en jeu que de l'argent, au renforcement des capacités, qui implique de prendre en compte toute la personne (pas seulement son pouvoir d'achat), et que l'on trouve de plus en plus, que ce soit chez les ONG ou dans la mission.

Dans la mission, on parle de plus en plus d'approche holistique, pour parler de l'importance de prendre en compte toute la personne, dans toutes ses dimensions, y compris dans ses appartenances à des groupes, à une communauté, dans sa langue et sa culture, dans son système de croyances et de valeurs, dans ses interactions avec ceux qui l'entourent, dans sa vie quotidienne, etc. Le mot "holistique", que j'ai souvent entendu au Conseil œcuménique des Églises et à la Cevaa, est construit sur le grec "holos", entier, qui signifie "du particulier à l'ensemble". Avant que je ne réfléchisse sur ce terme, il renvoyait pour moi plutôt à une approche où l'attention glissait de l'individu à son environnement, où la personne n'était plus qu'un élément parmi d'autres. Conjugué avec la mondialisation, l'individu se retrouvait soit défini par ses appartenances et ses déterminismes, soit perdu dans une compréhension globale du monde...

Or dans mes lectures et dans mes échanges, je m'aperçois que l'approche holistique est en fait une approche hautement contextualisée. Car elle part de la personne. Elle prend en compte ce qui fait "le tout" de cette personne, pas le tout du monde entier... même si conceptuellement, en suivant les maillons de la chaine, on finit par faire le tour de la terre. Mais ce qui importe, ce n'est pas le concept (la mondialisation), mais la réalité dans laquelle vit la personne (et qui conditionne son expérience, donc en partie sa compréhension du monde). Ce qui importe, c'est la place de la personne dans son environnement. Ce qui importe, c'est le point de départ...

Cette approche holistique met en cause l'approche "technicienne" qui prétend isoler et traiter les problèmes les uns après les autres (une maladie d'un côté, un problème d'argent de l'autre, par exemple), mais finit par "découper l'humain en tranches" que l'on aurait plus qu'à glisser sous différents microscopes, ici différentes disciplines. Et cette approche holistique est essentielle, car comme le montre Esther Duflo, s'intéresser uniquement à l'argent, ou au manque d'argent, des pauvres ne permet pas de trouver des solutions durables et pertinentes à la pauvreté.

Christine Schliesser, dans un article intitulé "On a Long Neglected Player: The Religious Factor in Poverty Alleviation" paru dans la revue Exchange (tome 43, année 2014), souligne que beaucoup d'africains vivant avec moins d'un euro par jour et par personne ne s'estiment pas pauvres. Dans leur système de valeurs, la pauvreté est une combinaison de trois facteurs : la perte de la dignité humaine, la perte d'identité et la perte d'appartenance à une communauté ou un réseau qui mène à l'isolement. Aussi, tant qu'ils sont insérés dans un système traditionnel de soutien mutuel, ils ne s'estiment pas pauvres. Ce que nous désignons comme leur pauvreté n'est pour eux qu'une situation transitoire, ils ont l'espoir de s'en sortir grâce à la solidarité interne à la communauté. Par contre, les orphelins des rues sont l'exemple même de la pauvreté, combinant appauvrissement matériel, perte du spirituel et des liens familiaux.

Elle pointe le lien essentiel que jouent les Églises en Afrique dans la lutte contre la pauvreté, y compris les Églises de prospérité, tant critiquées ici pour leurs dérives et l'enrichissement inconsidéré de leurs pasteurs. Les Eglises ont en effet la capacité de toucher bien plus de personnes que les ONG, et elles prennent en compte "tout l'homme", ses dimensions spirituelle, matérielle et familiale, ce qui fait d'elles un agent de changement plus efficace que les ONG "séculières", qui n'arrivent pas à travailler sur la motivation des gens (la foi redonne confiance, l'idée que "Dieu libère" combat l'afro-pessimisme et la peur de l'avenir, et l'idée que "Dieu a un projet pour toi" incite la personne à se prendre en main, à oser se lancer dans l'entrepreneuriat).

Christine Schliesser n'oublie pas de mentionner les critiques qui touchent les Églises de prospérité, critiques justifiées, mais elle montre aussi que les trois piliers de ces Églises (libération des démons, guérison et libération de la pauvreté) résonnent avec des éléments que l'on retrouve dans les religions africaines traditionnelles (croyance dans les esprits, pratiques de délivrance et de guérison, croyance que les biens sont fait pour être partagés, pour le bien-être de toute la communauté et non pour l'accroissement des richesses individuelles) et fonctionnent comme un levier qui déclenche le changement, au niveau individuel et local.

Elle conclut son article sur la nécessité de développer une approche "holistique-contextuelle" de la lutte contre la pauvreté, caractérisée par la prise en compte des deux aspects suivants : une conception contextualisée de la pauvreté, et la prise en compte du facteur religieux dans la lutte contre la pauvreté, un facteur trop longtemps négligé.

Claire Sixt Gateuille

[1] selon la méthode des « évaluations randomisées » ou « essais aléatoires » (on teste sur des groupes semblables des options différents, on voit laquelle est la plus efficace et on essaie de comprendre quelle logique amène les gens à plus bénéficier de l'aide qui leur est proposée).