jeudi 8 février 2018

Oecuménisme, enrichissement ou dépouillement ?

Samedi dernier, j'étais au groupe théologique de notre Église, et dans la discussion, Jane Stranz, qui a été pendant plusieurs années en charge des relations œcuméniques de la Fédération protestante de France, a glissé qu'elle avait du mal avec l'expression consacrée que les relations œcuméniques étaient - ou devaient être - "enrichissantes". Pour elle, la vraie force des relations œcuméniques est qu'elles nous poussent à plus de dépouillement, et non pas à plus de richesse. 

Et je suis convaincue qu'elle a raison. Bien sur, les relations œcuméniques sont enrichissantes parce qu'elle nous apportent des idées et des perspectives nouvelles, parce qu'elles nous poussent à approfondir nos convictions et à affiner nos formulations de foi. Mais la notion de richesse évoque également habituellement la notion d'apport, de quelque chose "en plus", d'accumulation. Or un œcuménisme qui ne ferait que nous enrichir, nous apporter des choses serait un œcuménisme superficiel. Le travail œcuménique commence vraiment lorsqu'il est inconfortable, qu'il remet en question, lorsqu'on a plus de réponse toute faite aux questions des autres. Il avance vraiment lorsqu'on commence à s'énerver des petits travers de notre propre tradition, ou lorsqu'on réalise que ce que l'on croyait vrai ne l'est que selon une certaine perspective. Il avance vraiment lorsque, dans cet inconfort, on cherche à reformuler les choses de façon à tenir compte des autres, à mieux les respecter. Il avance vraiment lorsque l'on se découvre humble(s), faible(s) à dire l’Évangile dans nos mots et nos catégories. Il avance vraiment lorsque l'on se laisse dépouiller de nos préjugés, des sécurités doctrinales ou institutionnelles qui nous enfermaient, de nos écrans de fumée derrière lesquels nous cherchons sans cesse à nous cacher pour nous protéger.

Et cet œcuménisme-là prend du temps. Il ne peut se faire que dans la prière, dans le rapport au Christ à qui l'on s'abandonne, à qui l'on est prêt à abandonner un peu de soi, comme une mue pour devenir un Homme nouveau (dans le sens "être humain", pas dans le sens homme masculin, hein !), parce que ce que l'on abandonne nous permettra d'être plus proche de lui, plus fidèle à son message, à sa vie, à sa croix.

Je crois que c'est le grand tournant du début du 21e siècle au niveau de l’œcuménisme, et qui a fait parler certains d'"hiver œcuménique". Nous sommes sortis de la période de croissance dans le sens d'enrichissement... Nous sommes passés à une phase plus profonde, souvent plus dure à vivre, en particulier pour les institutions, mais plus féconde, de dépouillement. La question n'est plus aujourd'hui "Qu'est-ce que l'autre peut m'apporter ?" mais "Qu'est-ce que je lâche ?". 

Et mine de rien, les catholiques ont de l'avance sur les protestants sur le sujet. Pourquoi ? Ils se sont mis plus tard à l’œcuménisme institutionnel, car leur fonctionnement institutionnel est très cadré, et qu'il a fallu élargir ce cadre, introduire des espaces de souplesse dans le droit canon, pour pouvoir y plonger. Le temps fort de cet élargissement a été Vatican II et ses conséquences. Mais donc pour eux, l’œcuménisme "officiel" a commencé par un assouplissement, et par devoir lâcher la sécurité intérieure que représentait un droit canon très codifié et donc une vie ecclésiale très balisée. Et bien sûr, tous les mouvements conservateurs que connaît aujourd'hui le catholicisme montrent bien que cet élargissement est in-sécurisant. Mais institutionnellement, le pas a été franchi et la démarche de dépouillement a commencé.

Pour les Églises protestantes qui se réclament d'une "Ecclesia reformata semper reformanda secundum verbum Dei", l’œcuménisme a "pris" beaucoup plus vite, au tournant du XIXe et du XXe siècles, car il entrait dans ce processus classique de continuer à se "réformer selon la Parole de Dieu" qui appelle à l'unité... De plus, une approche pragmatique couplée à un objectif d'avoir évangélisé tous les continents dans les 10 ans à venir (objectif qui s'est reporté de décennie en décennie...) favorisait aussi une approche œcuménique, il faut bien le dire parfois plus tournée vers une répartition des champs de mission que vers un dialogue théologique en profondeur.

Mais si elles ont démarré plus vite, elles ont aussi calé plus vite, en particulier quand les dialogues œcuméniques ont commencé à remettre en question leurs divisions. Mine de rien, reconnaître que les divisions entre confessions n'étaient plus justifiées, c'était dire aux Églises et aux organisations confessionnelles (Alliance réformée mondiale, aujourd'hui Communion mondiale des Églises réformées ; Fédération luthérienne mondiale) qu'elles devaient changer, se rapprocher, et qu'à priori, l'exigence d'unité les appelait à fusionner... ça a commencé à coincer, non pas sur le fond théologique, mais sur l'organisation, la structure.

Un des exemples les plus marquants est le dialogue entre les réformés et luthériens. Le texte Communion : on Being the Church de 2012 du groupe de dialogue a établi que réformés et luthériens étaient en communion, puisqu'ils étaient d'accord sur les points essentiels de leur ecclésiologie : les sacrements et la proclamation de la parole (On trouve une présentation en français de ce texte dans la revue Istina (2014.4), par Stephen Brown). Pourtant, en 2017, année qui aurait pu être l'occasion rêvée de déclarer officiellement cette plein communion et qui était l'année des assemblées générales des deux organisations, l'occasion n'a pas été saisie. A la place, nous avons eu droit au Témoignage de Wittenberg (ici, p.5-6), une déclaration timorée, invitant - mais pas trop fermement - à plus de collaboration entre les Églises et entre les deux organisations confessionnelles internationales. Visiblement, le problème n'est donc pas la théologie, mais bien les questions organisationnelles qui, pour être des adiaphora (des questions qui ne touchent pas au cœur de la foi) n'en sont pas moins des questions sensibles et qui auront besoin de temps. 

Et bien sur, ces questions touchant à des organisations humaines, c'est logique que cela demande du temps. Si l'on veut comparer la taille et les moyens de la CMER et de la FLM, c'est un peu comme comparer le petit poucet et le bon gros géant... Il faudra que chacun se sente entendu et respecter. Et le poids de l'histoire (et parfois des questions linguistiques et culturelles) demandent aussi un processus de réconciliation, d'apprivoisement, de rapprochement en douceur pour les Églises. Il y avait moins de freins institutionnels, il y a autant - sinon plus - de freins humains.

Le concept œcuménique - théologique - d'"unité dans la diversité" remet heureusement un peu de souplesse dans ces questions institutionnelles et permet de décrisper les choses. Ce qui est sur, c'est que comme l’Église est pour les protestants toujours à réformer, leur modèle œcuménique est également toujours à réévaluer, à réformer. Pour être sûr que cette notion d'unité dans la diversité, cet équilibre en tension, ne se déséquilibre pas ; et en particulier, ce qui est la pente naturelle, que la diversité ne devienne pas une excuse pour relativiser l'exigence d'unité. Ecumene semper reformandum ?

C'est peut-être là que les Églises unies ont une mélodie spécifique à jouer : elles ont déjà accepté de se remettre en question, de remettre au centre non pas une fidélité identitaire (à une identité confessionnelle, culturelle ou autre) mais une fidélité dynamique. Elles ont accepté de se dépouiller, de se savoir pauvres et humbles et en chemin pour ne s'appuyer que sur Dieu seul.

Alors oui, en théologie aussi, et en particulier en théologie œcuménique, la simplicité heureuse est de mise ! 

Claire Sixt Gateuille