vendredi 14 novembre 2014

Philosophie politique et vision de l’œcuménisme

Dans son article « Les deux universalismes », tiré du livre Pluralisme et démocratie, le philosophe et professeur de sciences politiques Michael Walzer tire de sa lecture de la Bible hébraïque la conviction que celle-ci présente deux formes différentes d'universalisme. 

Le premier universalisme, que je qualifierais de centralisateur, est centré sur l'unicité : un seul Dieu, donc une seule loi, une seule conception de la justice et de la vie "bonne". Walzer l'appelle "l'universalisme de surplomb" car l'expérience du peuple choisi par Dieu y est décisive et le place symboliquement en surplomb par rapport aux autres ; elle est l'étalon de ce qui compte, le prisme à travers lequel évaluer toutes les autres expériences. La libération d'Egypte est alors la référence absolue, le pivot de l'histoire universelle, l'événement de salut non seulement pour le peuple hébreu, mais pour tous les autres peuples qui en bénéficient par contre-coup. De même, la loi juive est loi surplombante, exemple le plus haut de la morale à suivre et filtre pour évaluer la morale des autres peuples.

Cet universalisme a été ensuite adopté par le christianisme qui a fait de la résurrection de Jésus l'événement de salut pour tous les peuples et tous les temps. Il entraine une confiance - parfois excessive - de la part du peuple "élu" car il est lié à l'idée de triomphe, même si c'est le triomphe de Dieu qui est mis en avant. Cette vision de l'universalisme a également engendré l'idée de mission, en particulier dans sa coloration colonialiste, pour propager sa vision du salut et de la morale. 

A cet universalisme s'oppose "l'universalisme réitératif", également présent dans la Bible hébraïque, surtout chez certains prophètes qui considèrent que Dieu offre une expérience de libération particulière à chaque peuple (par exemple Amos 9.7b : "je vous ai fait sortir d'Egypte, mais j'ai aussi fait sortir les Philistins de Kaftor et les Syriens de Quir"). Cet universalisme n'est pas un relativisme (sinon il n'y aurait plus de dimension universelle mais seulement des situations particulières, alors qu'ici, Dieu et sa démarche de libération sont communs et représentent la dimension universelle). Il prend en compte la spécificité de l'histoire et de l'expérience de chaque peuple. La libération par Dieu est alors un événement exemplaire pour tous, mais celle d'Israël est le "pivot d'une histoire particulière seulement, qu'un autre peuple peut répéter [...] d'une façon qui lui soit propre" (p.88). Toutes les histoires, toutes les expériences ont alors une valeur. Dieu établit une alliance et offre une bénédiction spécifique à chaque nation. 

Michael Walzer (c) Ted Benson
Walzer transpose ensuite cette distinction entre les deux universalismes aux sciences politiques. Dans le premier cas, l'expérience du peuple dominant sera l'étalon pour évaluer l'expérience des autres peuples (j'apprécie les autres plus ou moins selon qu'ils me ressemblent plus ou moins, réagissent plus ou moins comme moi, etc.). Dans le deuxième cas, on choisira de défendre l'autodétermination, même dans les cas où l'on pense que les autres peuples font les mauvais choix (j'accepte que les autres aient une autre démarche que moi, une autre vision du bien, etc.), tout en restant en dialogue avec eux et en choisissant d'intervenir en cas de mise en danger de la vie de certains ou de leur liberté (forme d'ingérence). Cette deuxième attitude est un universalisme et non un relativisme car tous les peuples ont en commun de reconnaître la valeur de la démarche morale des autres, mêmes quand elle ne leur semble pas aussi bonne que la leur. Le dialogue permet aux peuples de s'interpeller réciproquement et est un autre moyen de ne pas tomber dans le relativisme.

Cet universalisme réitératif pose les questions "existe-t-il une éthique universelle ? Un seul ordre social juste ?". Walzer répond que l'on peut éventuellement fixer des principes universels, une "loi surplombante" mais que celle-ci est très abstraite, c'est une élaboration théorique. Or l'important pour les êtres humains n'est pas d'abord la théorie mais sa mise en œuvre concrète, en contexte. Or la justice, l'éthique, etc. sont des réalités qui dépendent de la mise en pratique de grands principes dans une culture et un contexte donnés. La justice est donc elle-même une réalité réitérée, c'est à dire qui s'incarne différemment dans chaque contexte. La justice et l'idée du bien dans une culture donnée sont toujours à retravailler car elles peuvent devenir obsolète ou inadéquate pour leur contexte. Du coup, "La réitération est une activité continuelle et exigeante". 

Cette vision de la science politique fait écho en moi à la démarche de contextualisation en théologie... et donc à la démarche des nouvelles formes d’Église (fresh expressions)... Je trouve cette idée d'universalisme réitératif très riche.

Mais il est également intéressant d'utiliser cette approche et ces deux conceptions de l'universalisme pour analyser la démarche œcuménique du Conseil Œcuménique des Églises (COE) : aux débuts de ce qu'on appelle le mouvement œcuménique, il y a le "rêve d'une Église unie" (expression de Marlin VanElderen dans Le COE, Aujourd'hui et demain, p.21). Certains ont interprété ce rêve comme l'idée que l’Église universelle devait s'incarner en une "super-Eglise" mondiale. Mais face à ce fantasme, les Églises ont affirmé fortement leur identité et leur logique propres, parfois au risque de donner l'impression d'un ralentissement de l'oecuménisme ou d'un affadissement du désir d'unité.

Aujourd'hui encore, les dialogues œcuméniques multilatéraux sont traversés par une tension (souvent féconde) entre deux visions de l'unité : l'une plus centralisatrice, cherchant des critères de discernement commun et souhaitant un ministère primatial personnel (même si c'est sous une forme collégiale et avec pour seul mandat de manifester et promouvoir l'unité, voir les points 56-57 du document l'Eglise, vers une vision commune), et l'autre basée sur la reconnaissance mutuelle des Églises. Au risque d'être caricatural, on pourrait dire que la démarche centralisatrice correspond, en terme de politique ecclésiale à un universalisme de surplomb dans l'approche de l'universalité de l’Église, et la démarche de reconnaissance mutuelle à un universalisme de réitération.

Comme en politique, si l'on choisit d'interpréter l'universalité de l’Église comme une universalité réitérative, le défi est de ne pas glisser de l'universalité réitérative au relativisme et à l'indifférence. D'où l'importance de poursuivre les dialogues engagés. Mais cette vision me semble prendre en compte de manière bien plus pertinente la dimension dynamique de la réalité des Églises, qui ne sont pas des réalités figées, et l'idée que la pluralité est une richesse (même si la pluralité peut aussi être valorisée en interne).
Claire Sixt Gateuille

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