vendredi 9 juin 2023

Deux doctrines pour un enjeu

 Il est intéressant de se pencher sur la façon dont est traitée la question de la diversité (ici théologique et sociopolitique) dans les premiers textes théologiques de la Communion ecclésiale de Leuenberg (et même par la suite, c'est d'ailleurs le sujet de mon travail de doctorat... mais concentrons-nous ici sur les premières années) : elle est traitée comme une donnée, comme une évidence, et les façons de travailler assument elles-mêmes cette diversité. 

La première étude doctrinale, que j'ai présentée dans le dernier billet, "La Doctrine des deux règnes et celle de la royauté du Christ" (1981), est composée des rapports de deux groupes régionaux différents (groupe d’Amsterdam et groupe de Berlin) ayant travaillé sur le même sujet. Le groupe de coordination des dialogues théologiques mis en place pour la période 1976-1981 n’a pas cherché à rédiger une synthèse des documents transmis mais a choisi de préserver la logique propre et les accents spécifiques des rapports de chaque groupe de travail. Le résultat est en même temps très riche et un peu déconcertant... on s'attendait au moins à une synthèse qui dégagerait une forme de consensus. Au lieu de cela, on a plutôt le constat de deux doctrines compatibles, complémentaires et mutuellement correctrices.

Si l'on se replace dans la logique affirmée dans la concorde de Leuenberg, de « poursuivre l’étude des différences doctrinales qui persistent au sein des Églises participantes et entre elles sans entraîner de séparation ecclésiale » (CL 39), on comprend mieux la forme de ce texte, surtout si l'on garde en mémoire la méfiance des Églises-membres envers toute logique centralisatrice. 

La démarche poursuivie dans cette étude doctrinale ne consiste donc pas en la recherche d’une nouvelle formulation commune unique sur le thème (en gros, le rapport entre les sphères théologique et politique), mais en la vérification que ces deux doctrines ne sont pas contradictoires et que les différences qu’elles présentent sont « légitimes ». On est vraiment dans la logique d'une communion ecclésiale qui garde et valorise les différences, à condition qu'elles soient "non-séparatrices".

Voici d'ailleurs la décision de l'assemblée (appelée pudiquement "conférence" et "consultation théologique" dans les titres, mais "assemblée" dans le corps du rapport, car les Églises-membres avaient refusé toute mise en place d'une structure associative porteuse pour la communion ecclésiale) qui avait adopté le texte : « L’assemblée générale de Driebergen (février 1981) “a vérifié les résultats proposés par les groupes de travail à propos des rapports entre la doctrine luthérienne des deux-règnes et la compréhension réformée de la Royauté de Jésus-Christ... Elle confirme leurs conclusions... Les deux conceptions poursuivent des intentions analogues. Elles sont issues d’une même conviction même si elles expriment des manières de pensée différentes quant à l’approche et aux pratiques sociales et politiques des chrétiens, des paroisses et des Églises chrétiennes. Les deux conceptions doivent demeurer en dialogue.” L’assemblée générale demande aux Églises signataires de “traduire ce consensus dans leurs pratiques” » (extraits et traduction par A. Birmelé). 

On ne peut comprendre ce terme de « consensus » utilisé ici que comme « consensus différencié » (ou "différenciant" selon la nouvelle terminologie), le consensus portant ici sur le fait que les deux doctrines ne sont pas incompatibles ni séparatrices et qu’elles traduisent une compréhension commune de l’Évangile tout en le formulant de façon différente. Cette démarche est théologiquement très intéressante et très fidèle à la conception du travail théologique continu présentée par la Concorde de Leuenberg. Une notion est en particulier centrale dans les deux rapports, celle de "critique" (plus sous forme d'autocritique dans le rapport d'Amsterdam, plus sous forme de confrontation critique ou de "rapport critique de complémentarité" dans celui de Berlin). Les deux doctrines tenues ensemble ont un rôle de questionnement, de régulation et de remise en perspective de la théologie et de ses conséquences pratiques ou de sa traduction éthique. Ce rôle peut se jouer en interne de chaque doctrine, mais se déploie pleinement sous une forme de questionnement mutuel, de remise en question par la logique de l'autre. Les formulations différenciées ont fonction de questionnement et l'interpellation face à des logiques trop bien réglées, qui risqueraient de faire perdre à ces doctrines leur sens premier, de masquer leur cœur même : le rapport à l’Évangile dans le quotidien de nos vies.

Par contre, le texte théologique obtenu est en même temps trop abstrait et trop "différencié" pour fournir une base de mise en pratique du premier axe prioritaire de la communion ecclésiale mentionné par la concorde de Leuenberg, celui du "témoignage et service commun"... Les étapes suivantes tenteront de s'atteler à élaborer une démarche éthique formulée en commun. 

(Petite précision postérieure à l'écriture de ce billet : je suis allée voir le texte allemand, le mot qu'André Birmelé traduit par "Consensus" est en fait le terme "Erkenntnisse", qui signifie reconnaissance ou constat. Et de fait, le texte de l'étude doctrinale n'établit pas de consensus, mais le constat d'un rapport de complémentarité critique.)

vendredi 26 mai 2023

Etudier la compatibilité de doctrines différentes mais voisines

 Après la signature de la Concorde de Leuenberg, les Églises-signataires se sont réunies en 1976 pour envisager la suite, donner forme à cette Communion ecclésiale que leur signature avait accueillie et établie. Cela ne s’est pas fait sans réticence ni méfiance. 

En 1976 se tient donc la première rencontre de représentants des Églises signataires, à Sigtuna, en Suède. La méfiance par rapport à toute idée de centralisation est telle que les participants à cette réunion refusent d’établir une structure officielle pour la Communion ecclésiale de Leuenberg et choisissent de la doter d’une structure organisationnelle à minima : un comité de neuf personnes chargé de coordonner le travail de dialogue théologique mené dans les groupes régionaux (Koordinierungsausschuß) et de préparer une nouvelle assemblée de délégués quelques années plus tard. 

Deux premiers dialogues théologiques sont lancés, l’un sur les questions de ministère et de service de l’Église, l’autre sur l’un des points évoqués par la Concorde de Leuenberg comme lieux de persistance d’une différence doctrinale « non séparatrice » : la mise en dialogue de la doctrine des deux règnes et de la doctrine de la royauté (ou souveraineté, selon les traductions) du Christ. Je me concentre ici sur le deuxième thème car les discussions sur le premier n’aboutiront qu’en 1987.

Ce deuxième thème a été choisi en priorité parce qu’il recouvrait plusieurs thèmes évoqués dans la Concorde de Leuenberg : le deuxième axe de réalisation de la communion ecclésiale (la poursuite du travail théologique), mais aussi le premier axe (témoignage et service). Le rapport de Sigtuna précise que « Il s'agit de développer la contribution spécifique des Églises signataires de la Concorde à la clarification théologique des questions de fond qui se posent dans le domaine "Église et société". » (Ce thème ainsi que celui concernant les rapports « Loi et Évangile » sont mentionnés également par la Concorde, ce qui fait d’une pierre trois coups). C’est un thème au point de rencontre de la dogmatique et de l’éthique fondamentale, puisqu’il aborde les relations entre les Églises et les autorités. En choisissant ce thème, l’assemblée de Sigtuna se donne les moyens d’établir une base théologique à même de soutenir un « service commun » qui concrétiserait la communion ecclésiale de Leuenberg.

La discussion a donc lieu entre 1976 et 1981. A l’époque, la forme des discussions doctrinales n’est pas fixée et celle-ci se tient dans deux groupes régionaux. Le Comité de suivi des dialogues théologiques choisit de transmettre les rapports des deux groupes sans en proposer une synthèse, en respectant ainsi la cohérence interne de chacun des deux documents, et le tout est présenté à l’assemblée de 1981 à Driebergen. 

L’idée de départ était de croiser ces deux doctrines qui fixent les grandes orientations éthiques fondamentales luthérienne et réformée (pour un rappel de ce qu’est la doctrine des deux règnes, voir ce qu'en écrit André Gounelle ici et pour la doctrine de la Royauté de Dieu, on en trouve une interprétation par W.A. Visser’t Hooft ici).

Les conclusions des deux groupes peuvent être résumées ainsi :

  • Il n’y a pas d’incompatibilité entre ces deux doctrines dont les intentions sont analogues ; la persistance des deux ne constitue pas un sujet de division.
  • « La doctrine de la royauté de Jésus et la doctrine des deux modes du règne de Dieu ne constituent pas une spécificité confessionnelle et ne s’excluent pas mutuellement. Bien plutôt, ces deux doctrines servent dans les deux confessions d’orientation dans le domaine des problèmes d’éthique. Aussi ces traditions doctrinales peuvent-elles avoir un impact différent dans les deux confessions. […] Les deux conceptions sont nées à des époques différentes et ont été développées pour dépasser des situations concrètes spécifiques et différentes ». Les mettre en dialogue est important car elles se corrigent mutuellement, les rapports que chacune des doctrines établit entre raison et foi suscitant des partialités différentes.
  • Il n’y a donc pas lieu de chercher à harmoniser les deux doctrines, elles sont porteuses de différences d’optique et d’accentuation quant à l’approche et aux pratiques sociales et politiques des chrétiens, des paroisses et des Églises chrétiennes ; il y a entre elles un rapport critique de complémentarité qu’il convient de maintenir. C’est leur confrontation critique qui permet le discernement fécond et éclairé en matière d’éthique : « Les Consultations ont montré l’importance du dialogue entre représentants des deux conceptions, pour discerner plus nettement la voie de l’obéissance des chrétiens et des Églises aujourd’hui. »    

Les rapports des deux groupes ouvrent les questions du rapport entre Loi et Évangile, de la liberté du chrétien et des médiations nécessaires (car la Bible n’est pas applicable directement ; axes développés par « le groupe d’Amsterdam »), du rôle de la raison dans l’agir chrétien, de la responsabilité (humaine et chrétienne), de la fonction critique des Églises et des changements que la démocratie entraine dans la compréhension de ces deux doctrines (axes développés par le « groupe de Berlin »).

Les résultats de ce dialogue théologique en restent au niveau convictionnel et fondamental, sans faire de propositions concrètes d’(action) éthique commune. L’assemblée de 1981 met alors en place un nouveau dialogue sur « comment confesser sa foi aujourd’hui », nouvelle approche propédeutique à la question d’un témoignage chrétien commun. On peut retrouver l'intégralité du texte du rapport de ce dialogue théologique (comme de nombreux autres) sur la clé USB contenant de nombreux textes œcuméniques éditée par André Birmelé chez Olivétan.

vendredi 5 mai 2023

Le consensus en théologie oecuménique

(c) Claire Sixt-Gateuille
Dans le langage courant, lorsqu’on parle de consensus, on parle d’un accord, plus ou moins général, qui peut servir de socle à la vie en commun ou à une élaboration plus particulière (discussion, réflexion, etc.). L’étymologie latine marie le terme de « sensus » : sens, sentiment, manière de penser, de voir, au préfixe « con- » : avec, qui vient du latin « cum » qui implique aussi l’idée d’accompagnement, dans l’espace ou dans le temps. Le consensus consiste à établir ensemble une manière de penser commune…
 
En théologie œcuménique, le consensus est une notion de base, tout en n’ayant pas été vraiment définie par les dialogues œcuméniques qui ont posé les bases des convergences théologiques entre les Églises. Aussi, dans plusieurs articles, André Birmelé s’est efforcé de préciser cette notion essentielle. Dans « Réception, consensus et reconnaissance mutuelle » ((Unité des chrétiens N°79, 1990), il rappelle le point de départ de la recherche de consensus théologique : la volonté d’un certain nombre de chrétiens de retravailler la situation de division des chrétiens par exclusion mutuelle, volonté justifiée par l’appel de Jésus « Que tous soient un » (Jean 17). 
 
Il fait ensuite remarquer que (en tout cas dans le dialogue Église catholique romaine – Fédération luthérienne mondiale) les participants au dialogue s’accordent pour affirmer que le modèle d’unité sur lequel ils s’appuient est un modèle d’unité qui intègre et respecte l’altérité : « Nous avons pu dire ensemble que l’unité des Églises est une unité dans l’altérité, une communion dans une diversité réconciliée, c’est-à-dire que l’altérité de l’autre est non seulement reconnue comme légitime, mais comme richesse pour l’ensemble de la communion. (…) [Il s’agit de] rechercher une communion plurielle qui nous engage les uns envers les autres parce qu’elle communion en Christ. » 
 
Pour avancer vers ce modèle d’unité, A. Birmelé constate que certains dialogues œcuméniques (en particulier celui dont il parle ici entre catholiques romains et luthériens) sont arrivés à un palier : ils ont traité des grands thèmes théologiques et sont arrivés à un certain nombre de consensus dogmatiques. C’est-à-dire que pour chacun de ces thèmes, ils savent ce qui est affirmé en commun, ce qui est dit différemment mais qui se rejoint sur le fond, et ce qui est de l’ordre de la différence fondamentale (c’est-à-dire des choix ecclésiaux différents). 
 
Le défi est aujourd’hui de passer de cet ensemble de consensus thématiques à un consensus d’ensemble. Mais cela est beaucoup plus difficile, car il en va des choix fondamentaux et de la cohérence interne des logiques de chaque Église. François Vouga, dans son livre Querelles fondatrices : Églises des premiers temps et d'aujourd'hui (Labor et Fides, 2003) pointe de façon intéressante quels textes bibliques ont servi de ce que je qualifierais de « clé ecclésiologique » pour telle ou telle Église, de la même façon que le salut par grâce au moyen de la foi est la clé herméneutique du protestantisme. 
 
Si l’on suit cette logique des « clés ecclésiologiques », alors la pluralité des Églises devient légitime puisqu’elle se situe à l’articulation de la diversité des textes bibliques avec la recherche dans chaque Église d’une fidélité et d’une cohérence théologique avec le message biblique. La pluralité n’est plus seulement la condition première du dialogue (accepter l’existence et la légitimité de l’autre y compris dans son altérité est un a priori indispensable) mais un élément clé de la discussion car il en va de l’articulation entre le témoignage biblique et l’Évangile, et donc de l’herméneutique chrétienne dans son ensemble. 
 
(c) Claire Sixt-Gateuille
La question essentielle pour passer d’un ensemble de consensus à un consensus d’ensemble, dit Birmelé, est de préciser ce que l’on entend par consensus dans la perspective de la communion ecclésiale : l’idée n’est pas d’arriver à un hypothétique accord total (auquel cas, on perdrait la richesse de la diversité au sein de la communion), mais de définir ce qui est nécessaire et suffisant comme accord sur la foi. Dans le cadre de la Concorde de Leuenberg, les Églises participantes s’étant accordées sur les principes ecclésiologiques de la Réforme, il était simple de définir « la condition nécessaire et suffisante de la vraie unité de l’Église » (CL 2). C’est plus compliqué dans d’autres dialogues théologiques entre Églises. 
 
Il est donc indispensable de clarifier la notion de consensus, et de définir ce qui est nécessaire et suffisant comme accord dogmatique pour établir le consensus entre Églises. Puisque l’accord ne portera pas sur tout le champ dogmatique, cela implique que la différence fait partie de consensus, et qu’il y aura des différences fondamentales qui ne seront pas exclusives. Dans « Vérité, unité, consensus, différence » (Unité chrétienne N°139, 2000), A. Birmelé précise que la différence fait partie du consensus (différencié). C'est le caractère séparateur de certaines différences qui pose problème. "Ce caractère doit faire l'objet d'une recherche rigoureuse dont la finalité est précisément de surmonter ce caractère séparateur. Le dialogue a atteint son but lorsque la différence est transformée de différence séparatrice en différence légitime. Après cette transformation, la différence qui demeure est "portée" par un consensus fondamental. Elle fait, elle-même, partie de ce consensus." Le devoir œcuménique des chrétiens consiste donc à transformer les différences fondamentales pour leur faire perdre leur caractère séparateur. C’est le défi du passage à un consensus d’ensemble. 
 
En théologie œcuménique, unité et différence ne peuvent pas être pensées l’une sans l’autre. L’unité sans différence serait uniformisation stérile et appauvrissante, la différence sans exigence d’unité établirait un statu quo tout aussi stérile car elle perdrait la capacité de remise en question et de purification qu’offre le regard de l’autre dans la recherche des Églises d’une fidélité renouvelée à l’Évangile. C'est dans ce cadre que se déploie la notion de consensus.

jeudi 20 avril 2023

Concorde de leuenberg : dynamique du perpétuel

Temple de Tarbes (c) Y.Borgeaud
 

En 1965, Taizé choisit d’entrer, avec l’accueil des jeunes, dans une « dynamique du provisoire ». On pourrait dire qu’en 1973, les Églises signataires de la Concorde de Leuenberg choisissent d’entrer dans une dynamique du perpétuel. Car les relations mutuelles qui ont été établies ou renforcées par les dialogues théologiques préalables à la Condorde ont désormais vocation à être entretenues et même intensifiées.

Le lecteur du texte français peut passer à côté de cette dimension dynamique du texte mais en allemand, les mentions régulières du mot « chemin » (Weg, traduit tout à tour par cheminement, façon, voie en français), de ses dérivés (comme Bewegung, mouvement ou vorwegnehmen, anticiper) et du verbe « conduire » (fahren) donnent un certain élan au texte.

Dialectique du don et de l’appel

Par ailleurs, la dynamique est entretenue par une dialectique entre ce qui est donné et ce qui est à réaliser. Du côté du donné : L’unité est donnée. Elle est donnée en Jésus-Christ, unique fondement de l’Église. Le rapprochement entre les Églises signataires est aussi donné, par Dieu de façon implicite (« reconnaissantes d’avoir été amenées à se rapprocher » en Français) et par l’histoire de façon explicite (points 3-5). Les critères de l’unité de l’Église sur lesquels se fonde la communion ecclésiale sont également donnés (par l’ecclésiologie des réformateurs).

Du côté du « à réaliser », on trouve les quatre axes et toutes les pistes de la quatrième partie.

Ce qui articule les deux dimensions et crée la dynamique de la communion ecclésiale, c’est Jésus-Christ, et plus particulièrement, c’est qu’il soit au fondement de l’Église, qu’il la rassemble et l’envoie. La dimension de rassemblement crée la communion ecclésiale, nourrit les relations entre membres ; la dimension d’envoi la met en mouvement, vers les autres et vers l’avenir. Les deux sont inséparables. L’articulation rassemble-envoie permet à la communion ecclésiale de passer du passif à l’actif, du donné au « à réaliser ». Mais cette dynamique n’est pas temporelle, on n’est pas dans une logique temporelle d’un avant et d’un après, elle est perpétuelle, parce qu’on est dans une logique synchrone du donné et de l’appel, de la grâce et de l’espérance, de la même façon qu’on est à la fois juste et pécheur (simul justus, simul pécator). C’est la dialectique qui crée cette dynamique perpétuelle. La communion ecclésiale implique une ecclésiologie fondamentalement dynamique.

Dialectique de la communion et de la compréhension

La dynamique du texte est également donnée par sa logique interne, qu’une lecture trop rapide pourrait voir comme circulaire, mais qui est en fait une logique "spiralaire", qui mène à l'approfondissement de la communion. En effet, si l’on ne prend pas en compte les dimensions du donné et de l’envoi, on a l’impression que la dialectique entre la compréhension commune de l’Évangile, limitée dans le texte aux aspects essentiels pour la communion ecclésiale, et la communion ecclésiale, basée sur une compréhension commune de l’Évangile, tourne en fait en boucle, s’auto-justifiant et s’auto-limitant.

Or comme le pointe très justement Frédéric Chavel, dans son article « Comprendre et Communier, Leuenberg à réinterpréter » (dans G.Antier (éd), Les Protestants ont-ils le sens de l’Eglise ?, publié par Olivétan en 2021), on ne peut se limiter à ce couple simple « compréhension doctrinale-communion ecclésiale ». 

Ce n’est que parce que l’on cherche à recevoir pleinement l’unité donnée, l’unité comme communion (qui accepte la diversité du Christianisme, y compris de ces structures ecclésiales ; F. Chavel parle de « communion comme quête »), que l’on recherche une compréhension commune de l’Évangile. Cette compréhension n’est pas que doctrinale ; le doctrinal est en fait, comme le souligne Chavel, un outil de vérification du lien entre la communion et l’Évangile. Mais la compréhension de l’Évangile est bien plus large. Et c’est parce que l’on choisit de vérifier ensemble ce lien que la communion (en Christ) crée et nourrit la communion ecclésiale. F. Chavel souligne que la communion est source de compréhension au moins autant que l’inverse ; et que la communion ne se limite pas à la communion ecclésiale.

Cette vérification du lien entre la communion et l’Évangile a besoin d'être perpétuellement renouvelée (cela correspond au semper reformanda au niveau ecclésial). D'où la nécessité pour la communion ecclésiale d'entrer dans une logique de discussions doctrinales perpétuelle. Mais parce que la communion est plus large que la seule communion ecclésiale, cet aspect du travail théologique doit être complété les trois autres points mentionnés dans la Concorde : par le témoignage et le service commun, autre forme de proclamation de l’Évangile (non limitée aux communautés de foi, car toute la terre est appelée à la communion en Christ), par l'ouverture œcuménique (parce que que la communion est plus large de la communion ecclésiale) et par le travail structurel des Églises-membres et de structuration de la communion ecclésiale (pour que la communion ecclésiale devienne réalité agissante dans et entre les Églises-membres en tant que signe de la communion plus large).

jeudi 13 avril 2023

La concorde de Leuenberg : une communion ecclésiale à réaliser

(c) Claire Sixt-Gateuille

Nous sommes depuis 50 ans dans ce processus progressif de réception de cette nouvelle réalité qui consiste à nous reconnaître pleinement en communion ecclésiale avec les autres Églises luthériennes et réformées (et désormais méthodistes) d’Europe. Cette réception se fait principalement à deux niveaux : ad intra, et au niveau inter-ecclésial européen.

Il s’agit ad intra de développer une identité plus ouverte vis-à-vis d’un vocabulaire, de rites et d’habitudes ecclésiales parfois différents, et de cultiver des liens de voisinage et de coopération avec les Églises signataires proches géographiquement. Dans certains lieux, les Églises n’avaient pas attendu la Concorde pour ce faire, mais pour d’autres cette situation était assez nouvelle dans les années 70 et dépasser l’indifférence – voire l’hostilité – représentait et représente toujours un défi. 

Au niveau inter-ecclésial, c’est-à-dire au niveau de la construction de la communion ecclésiale en tant que « être ensemble l’Église du Christ » (selon le texte "Communion ecclésiale" tel qu'adopté à l'assemblée générale de 2018), quatre axes sont mentionnés dans la Concorde de Leuenberg :

  1. Un témoignage et un service communs : Il s’agit de pratiquer en actes ce que l’on prêche en paroles. La justification nous libère et nous engage pour un service commun. L’idée est de prendre, ensemble, nos responsabilités dans ce monde. Ce que pourrait signifier ce témoignage et ce service communs a mis du temps à se dessiner, mais depuis les années 90, la construction européenne au niveau politique a concrétisé un espace où ceux-ci pourraient se déployer.
  2. La poursuite du travail théologique : Le choix de créer une communion ecclésiale et non une grande Église européenne est un choix exigeant. En effet, pour que celle-ci dure et se déploie dans le temps, elle nécessite un entretien perpétuel, un retissage constant des liens entre Églises-membres, un approfondissement continu de la compréhension commune. Basée sur une compréhension commune de l’Évangile, elle doit sans cesse vérifier qu’il n’y a pas de mécompréhension qui pourrait s’installer et se développer dans le temps entre Églises, que les différences existantes gardent leur place dans le cadre plus large du consensus fondamental et que les questionnements ou réticences que certaines Églises ont vis-à-vis des choix d’autres Églises trouvent un espace pour être exprimés et donner lieu à un dialogue fraternel. Aussi les entretiens doctrinaux ne sont pas seulement à la source de la Concorde de Leuenberg, ils en sont aussi une des conséquences perpétuelles. Il faut développer, par les discussions théologiques, une commune orientation pour le témoignage et le service communs (voir axe 1, le texte allemand du pt 37 est plus explicite que la traduction française) ; et la pratique de ceux-ci permettra de vérifier, d’actualiser et d’approfondir cette compréhension commune de l’Évangile à la base de la communion ecclésiale, dans un cercle vertueux. La Concorde liste ici six thèmes à aborder en priorité, tout en ouvrant la porte à d’autres thématiques que la mise en œuvre de la communion ecclésiale ne manquera pas de soulever.
  3. Les conséquences organisationnelles : C’est sur ce point que la Concorde reste le plus prudente. Elle ne se prononce ni sur ce qui doit changer dans les Églises ni entre elles. Elle leur laisse toute latitude pour ce qui est d’adapter leur organisation et leurs pratiques à leur nouvelle appartenance à la communion ecclésiale. Il est seulement dit qu’elles doivent « en tenir compte » dans leurs règlements, constitution, discipline (regelungen), mais le texte précise – preuve que des réticences avaient été exprimées – que la communion de chaire et d’autel et la reconnaissance mutuelle des ministères ne changent rien en matière de recrutement et de pratique du ministère pastoral ni dans l’organisation des Églises.
    Deuxième précaution du texte : la communion ecclésiale ne pousse pas les Églises dans les bras les unes des autres, c’est-à-dire vers une union en termes de structure, et si celle-ci devait advenir, c’est en raison de sa pertinence dans un contexte particulier, parce que la cohérence du témoignage de ces Églises implique cette conséquence en matière d’organisation, et en prenant garde à ne pas perturber la vivante diversité des formes de vie et de témoignage des Églises concernées.  
  4. Les aspects œcuméniques : La communion ecclésiale n’est pas seulement une affirmation ou une forme d’ecclésialité supranationale luthéro-réformée. Elle est un engagement œcuménique, un modèle d’unité proposé par les Églises signataires aux autres Églises. Cette proposition s’adresse d’abord aux autres Églises protestantes (littéralement : « confessionnellement apparentées »), celles d’Europe qui ne l’ont pas encore signée et celles du monde entier, dans le cadre des institutions confessionnelles internationales (Fédération luthérienne mondiale et Alliance réformée mondiale). 
Ce modèle de communion ecclésiale basée sur un consensus fondamental sur une compréhension commune de l’Évangile et sur l’acceptation des différences qui ne contredisent pas celle-ci est aussi une proposition à l’œcuménisme de façon plus large, puisqu’il est en soi un nouveau modèle d’unité, que Harding Meyer qualifiera quelques années plus tard de « modèle d’unité dans la diversité réconciliée ».


jeudi 6 avril 2023

La Concorde de Leuenberg : se déclarer en communion ecclésiale


Il y a 50 ans, la Concorde de Leuenberg établissait la pleine communion ecclésiale entre un certain nombre d’Églises luthériennes et réformées en Europe (et quelques-unes en Amérique du Sud, liées historiquement à des Églises Européennes), posant les bases de ce qui est désormais la Communion d’Églises protestantes en Europe (CEPE).

Ce document comporte quatre parties :
1.    Dans le premier chapitre en forme d’introduction, la Concorde déroule et prend acte des discussions théologiques qui l’ont précédée depuis la Réforme, qui ont amené les protestants à assouplir leur rapport aux confessions de foi, et des entretiens doctrinaux des années précédentes qui ont établi que les églises participant à la discussion ont une compréhension commune de l’Évangile. Suivant l’ecclésiologie luthérienne comme réformée, l’Église est là où l’Évangile est fidèlement prêché et les sacrements droitement administrés (Confession d’Augsbourg 7, Institution de la Religion chrétienne de Calvin). Une compréhension commune de l’Évangile est donc la condition « nécessaire et suffisante » (notwendig und ausreichend) pour que des Églises luthériennes et réformées se déclarent en pleine communion et se reconnaissent mutuellement comme pleinement membre de l’unique Église du Christ. Cette condition est désormais remplie.

2.    Le deuxième chapitre présente un concentré de cette compréhension commune de l’Évangile. Elle se centre sur la justification par la foi, « message de la libre grâce de Dieu ». En quelques points, elle articule promesse au peuple élu, Jésus-Christ incarné, crucifié et ressuscité, eschatologie, conversion, service responsable, ancrage dans la continuité de l’Église ancienne. Elle aborde ensuite rapidement les éléments centraux de l’ecclésiologie protestante, centrée sur l’annonce de la Parole : prédication, baptême et cène.

3.    Le troisième chapitre « dépasse » les condamnations mutuelles entre les deux confessions. L’expression « lever les condamnations » parfois utilisée est impropre, puisque les Églises signataires reconnaissent plutôt que les condamnations du 16e siècle ne concernent plus ces Églises aujourd’hui, soit parce que leur doctrine a évolué (sur la prédestination, par exemple), soit parce qu’elles portaient en fait sur des malentendus, soit parce que les approches ou accents différents que l’autre utilise sont légitimes, le consensus sur ce thème étant plus important et plus fondamental que les différences qui subsistent (André Birmelé dit que le consensus fondamental « porte » les différences). Cette approche permet à la fois de prendre au sérieux l’enseignement des réformateurs (et donc les identités confessionnelles qui se sont construites dessus) mais aussi les résultats de la recherche théologique et à la fois de pouvoir dépasser ces condamnations mutuelles. Celles-ci portaient sur trois thématiques : la cène, la christologie et la prédestination.

4.    Le quatrième et dernier chapitre contient la déclaration de communion ecclésiale ainsi que des axes de développement pour sa réalisation. En effet, comme toute démarche œcuménique, la démarche d’établissement d’une communion ecclésiale se fait en plusieurs temps :

  1. Travail théologique préalable
  2. Réception institutionnelle : ici, la déclaration de communion ecclésiale (C'est donc le niveau où se place la Concorde de Leuenberg, qui est un document institutionnel, signé par chaque Église membre durant son synode ou dans le cadre de ses procédures de décisions propres)
  3. Réception ecclésiale, c'est-à-dire passage au crible du sensus fidei fidelium (ce discernement peut également résulter en une « non-réception » ou une réception partielle). Dans le cadre de l’établissement d’une communion ecclésiale comme ici, il s’agit de donner corps au lien nouveau qui lie les Églises signataires. Cette réception ecclésiale a donc une dimension ad intra, au sein même de la vie de ces Églises, et une dimension inter-ecclésiale.

Dans le prochain billet sur ce blog, nous parlerons des quatre axes proposés pour le développement de la communion ecclésiale et de ce processus de réception toujours en cours.