dimanche 22 novembre 2020

L'un de ces plus petits... qui est-ce ?

 Voici la prédication du culte de ce jour sur Youtube (avec les quelques mots qui manquent dans la vidéo, à la fin du 1er paragraphe) :

1.    « L’un de ces plus petits »…. C’est lui, c’est elle…  c’est peut-être toi ?
Ce « plus petit » que désigne le texte, c’est d’abord celui ou celle qui a un besoin, un besoin vital, physique ou relationnel… c’est-à-dire que cela peut-être chacun de nous… Ce « plus petit », c’est celui qui a besoin d’un autre. Pas seulement de son aide, mais aussi de sa présence, et de son attention.
Ce « plus petit », cela peut être quelqu’un qui a un statut social inférieur, qui est plus marginal que moi dans la société, qui n’a pas les mêmes capacités. C’est souvent cela qui caractérise les « plus petits », cette impression qu’on a – et qu’ils intériorisent parfois – qu’ils sont inférieurs ou dépendants. Mais dans ce texte, ce qui les caractérise, c’est d’abord leur besoin de l’autre, leur besoin de faire partie d’une communauté, d’une société qui prenne soin d’eux…
Et notre texte pointe justement la responsabilité de chacun de nous à faire société avec eux. Une société qui ne soit pas seulement une société d’égaux, de pairs, de gens avec qui il est facile de s’identifier, mais aussi une société asymétrique, qui regroupe des gens plus différents, des situations plus disparates, des rapports inégalitaires, des gens qui ont du mal à s’identifier les uns aux autres.
Notre texte est un texte apocalyptique, c’est-à-dire un texte qui joue comme un révélateur, en pointant notre responsabilité, et en questionnant notre espérance. Je trouve qu’il n’est pas facile de lire un texte biblique apocalyptique en ce moment, il nous renvoie tellement aux crises actuelles : crise écologique, crise sanitaire, crise économique et de plus en plus, crise sociale… ces crises, qui révèlent les inégalités de nos sociétés et à l’échelle mondiale, les injustices, le manque d’humanité et les logiques de prédation, ces crises sont elles aussi révélatrices de notre responsabilité, et elles questionnement aussi notre espérance, notre capacité à nous projeter dans l’avenir et à nous libérer des déterminismes du présent.
Notre texte biblique est très clair, il pose le « plus petit » au centre de l’attitude morale demandée au croyant. Il questionne notre façon d’établir la justice dans nos sociétés : Comment répondons-nous aux besoins des « plus petits » ?  
Quel regard portons-nous sur eux ?  Comment cherchons-nous à vivre la fraternité dans notre société (et même dans l’Église) ? Nos logiques de redistribution établissent-elles plus de justice ou ont-elles fait disparaitre la relation entre les « plus petits » et les autres ? Notre société est-elle devenue tellement inégalitaire que les uns ne puissent plus s’identifier aux autres ? Les « plus petits », les plus marginalisés sont de plus en plus cachés, évacués de l’espace public, des lieux de vie commune. Des communes refusent les HLM, des centres-villes refusent les mendiants ou les migrants, les services de l’état se renvoient parfois les cas difficiles comme des balles de ping-pong, faute de moyens. Et notre indignation face à ces situations retombe comme un soufflet.  
C’est notre responsabilité que Jésus pointe, collective et individuelle : c’est chacun de nous qui est responsable des besoins des « plus petits ». Mais le texte pointe aussi une espérance, dévoile un horizon, certes conditionnel, mais il ouvre une perspective : Oui, il est possible de partager, de vivre fraternellement, en répondant aux besoins de chacun ! 

Cette espérance, c’est la différence entre la lamentation et l’apocalypse : il n’y a pas de fatalité, il n’y a pas de déterminisme si fort qu’il ne soit un destin ; on peut encore tenter de changer les choses….
Nous pouvons en particulier nous inspirer des éléments d’une réflexion qui traverse actuellement les institutions chrétiennes internationales autour de la diaconie, c’est-à-dire des actions humanitaires et sociales faites par les Églises et les ONG chrétiennes. La Fédération luthérienne mondiale, par exemple, invite à penser la diaconie comme convivialité, comme vivre ensemble. L’idée, c’est de ne plus séparer les bénéficiaires des donateurs, dans une logique qui finit par opposer les « eux » et les « nous », mais à travailler sur l’inclusion des « plus petits » et la vie commune. La diaconie n’est plus un don ou un service, mais un partage.
De la même façon, le conseil œcuménique des Églises invite à mettre les personnes en marges, celles qui sont les plus éloignées des structures de décision au centre, parce qu’elles sont souvent des témoins privilégiés du péché et de la libération, des figures d’espérance. Les « plus petits » sont un des visages du Christ…

2.    « L’un de ces plus petits »…. C’est aussi moi…
Le texte de Mt 25.31-46, dernier enseignement de Jésus, renvoie à un autre texte du tout début de son enseignement, Mt 5.17-20, où Jésus dit « celui qui violera l’un de ces plus petits commandements […] sera appelé le plus petit dans le Royaume des cieux ». Quand je relis le texte du jugement, je me dis que parfois, « le plus petit », c’est moi. Chaque fois que je refuse de voir un des « plus petits » de la société, que je ne prends pas le temps de répondre à ses besoins fondamentaux, que je ne m’identifie pas à lui, à elle, chaque fois que je ne pratique pas la justice, je deviens ce « plus petit » dans le Royaume des cieux. Je n’en suis pas exclue, mais je n’en suis pas non plus une digne représentante…
Les promesses de justice de l’Ancien Testament sont toujours valables à l’époque de Jésus et encore aujourd’hui. La justice – traiter justement un autre être humain – est un véritable témoignage à Dieu. Le regard, l’attention, la fraternité sont un témoignage. Ce ne sont pas des « choses à faire » pour plaire à Dieu, mais parce que Dieu a porté sur nous un regard d’amour. Nous sommes souvent ce « plus petit » dans le Royaume des cieux, mais Jésus-Christ nous libère, nous relève, nous encourage, et cela nous pousse à faire de même avec d’autres. Son regard d’amour est contagieux… Parce que nous sommes souvent ce « plus petit » moralement et que Dieu nous restaure, nous pouvons nous identifier aux « plus petits » socialement et entrer dans un partage avec eux.
Notre regard sur les autres changé par Christ nous entraine à porter ce regard attentif sur les « plus petits » et à répondre à leurs besoins. Notre regard sur les autres changé par Christ nous entraine à reconnaître que nous pouvons recevoir au moins autant des autres que ce que nous leur apportons…

3.    « L’un de ces plus petits »…. C’est Jésus !
C’est Jésus qui se prépare à être humilié, bafoué, torturé ; qui se prépare à mourir. Ce « plus petit », c’est Jésus, qui sera trahi, abandonné par ses amis les plus proches, condamné à mort et traité comme un moins que rien. Ce « plus petit », c’est le Fils que Dieu a envoyé pour notre salut. On est loin alors de l’image du Fils de l’Homme en gloire qui juge et qui sépare les brebis des boucs. On est dans l’humanité souffrante et qui se sent abandonnée de Dieu.
Suivre Jésus, être disciple, être témoin de la Bonne nouvelle de Dieu, c’est se faire disciple de ce « plus petit » là. Il n’est plus question d’être un héros de la foi, un champion exemplaire, mais de rejoindre l’humanité, aussi bas soit-elle, et de se reconnaître en elle. Il est question d’être un croyant – une croyante – qui reconnait ses manques, son interdépendance avec le reste de l’humanité. Il est question de se tenir aux côtés des « plus petits », d’être un plus petit parmi les plus petits, de reconnaître ses besoins et ceux des autres, et de partager le peu que l’on a. Il est proposé au croyant de s’identifier à un condamné à mort et de le visiter, de se tenir au pied de sa croix… en toute humilité.
Alors chassons de notre esprit cette image de juge glorieux de fin des temps, ou en tout cas ne cherchons jamais à nous tenir à ses côtés, ce n’est pas notre place. Notre place est au cœur de l’humanité, dans l’humilité, l’attention à l’autre et le partage.

mardi 25 février 2020

Spiritualité transformatrice

(c) Fédération luthérienne mondiale
La notion de "Spiritualité transformatrice" s'est diffusée dans les milieux œcuméniques internationaux depuis la diffusion en 2012 du texte "Ensemble vers la vie" de la Commission Mission et Évangélisation du Conseil œcuménique des Églises (COE). En lisant le commentaire (en anglais) que Kristine Greenaway, de l'Église unie du Canada, fait de cette notion, la reformulant comme une "spiritualité de la rencontre",  j'ai réalisé que la tradition occidentale a souvent figé la notion de spiritualité.

Le Dieu de l'ancien testament était un Dieu "qui est, qui était et qui vient", c'est-à-dire un Dieu "à tous les temps". Cela a été traduit au fil du temps par "l'Eternel". Or cet Eternel, sous l'influence de la philosophie grecque et de ses relectures latines puis rationalistes, a fini par devenir immuable. Et donc, entrer en relation avec Dieu, se serait se figer, réduire le mouvement qui caractérise notre vie, s'immobiliser en prière pour rejoindre ce qui ne change pas.

Dans un tel contexte, on imagine bien que cultiver sa spiritualité ne peut être qu'un mouvement de balancier, de la "vraie vie", celle qui bouge, celle qui évolue, celle qui nous secoue et nous oblige à nous adapter, à la vie contemplative, celle qui pause, qui immobilise, qui renvoie à l'éternité mais fige. Cette spiritualité, à moins de se retirer du monde, est une spiritualité "à éclipses", avec des temps et des lieux délimités pour cela, bien séparés du reste de la vie.

Mais cette vision oublie que Dieu est d'abord un Dieu qui pousse sur la route et qui accompagne sur cette route. Abraham, Moïse, les prophètes, Jésus et tant d'autres sont des arpenteurs de cette route où Dieu les envoie. J'aime particulièrement les vers 26-27a d'Actes 9 : 
"L'ange du Seigneur dit à Philippe : « Pars vers le sud, sur la route qui va de Jérusalem à Gaza. En ce moment, il n'y a personne sur la route. ». Philippe part tout de suite. En chemin, il voit un homme." 
La suite est connue, c'est la rencontre avec l'Eunuque éthiopien. J'aime cette histoire d'envoi sur une route supposée déserte et qui ne l'est pas tant que ça, puisqu'il y a un homme sur cette route. Il n'y a pas "personne", il y a un seul homme. Il n'y a pas la foule, dans laquelle on pourrait se perdre et s'anonymiser, se déresponsabiliser ; il y a un seul homme, avec qui il ne reste plus qu'à cheminer et à dialoguer. 

La rencontre peut être déstabilisante comme elle peut être réjouissante. Parfois les deux en même temps ! Et qui sait ce qu'il advient ensuite, ce que toute rencontre continue à produire en soi longtemps après qu'elle soit finie ? Intéressant de voir qu'en Actes 9.39-40, Philippe disparait d'auprès de l'Eunuque et se retrouve complètement ailleurs... 

On présente souvent la spiritualité sous son aspect "technique" (une discipline) ou sous son aspect émotionnel (ce qu'elle produit en nous), et les retraites spirituelles sont à la mode. On parle rarement de la spiritualité comme une attitude intérieure, une façon de vivre notre vie... or peut-être que pour être transformé par Dieu, il faut d'abord et avant tout être dans une attitude de réceptivité, d'ouverture à l'inattendu, plus que dans une attitude volontariste. Une attitude de réceptivité, d'accueil, d'attente. pas une attente passive ni une acceptation de tout et n'importe quoi, mais une curiosité bienveillante, qui prend la responsabilité d'interpeler parfois, mais jamais sans avoir écouté avant, une attitude qui refuse de juger sans connaître, d'étiqueter, de rejeter sans pardon possible. Une attitude qui refuse de désigner un "eux" à distinguer d'un "nous". Une attitude qui me permette d'être moi-même et de laisser advenir l'autre tel qu'il/elle est; de l'accompagner vers ce qu'il est appelé à être, que Dieu seul connait.

Assemblée FLM 2017 (c) Albin Hillert pour la FLM
Et je repense à un membre de mon ancienne Église locale des Hautes-Pyrénées qui, face à mes liturgies présentant le culte comme "un moment de pause, où se ressourcer et se reposer", me disait souvent : "Moi, je ne trouve pas que l'Église soit reposante ! Pour moi, c'est un lieu de confrontation, d'inconfort, de rencontre avec d'autres qui ne sont pas comme moi, qui ne pensent pas et ne croient pas forcément comme moi, mais que je dois reconnaître comme des sœurs et des frères ; de rencontre avec un texte biblique qui parle une langue qui n'est pas la mienne et qui me dérange. C'est un effort pour moi d’investir ce lieu-là, et pourtant cela m'est indispensable." 

En ces temps de repli sur soi et de "réflexe de l'îlot", cette stratégie de protection qui consiste à se retrouver entre "mêmes", à former des clans dont tous les membres ont fait les mêmes choix de vie et de vision du monde, il est bon de se rappeler qu'investir la vie de l'Église est un effort, et que cela peut même devenir parfois un lieu de blessures, mais que c'est aussi à cette confrontation à l'altérité que Dieu nous appelle. Même si cette confrontation frotte, blesse, abrase.

Car comme quelqu'un le disait la semaine dernière dans le comité de suivi des Accords de Reuilly qui s'était réuni à Édimbourg la semaine dernière, en parlant du travail œcuménique, nous sommes une "communion blessée" (broken koinonia), qui a besoin d'être guérie ; n'attendons pas d'être guéris pour vivre la communion et témoigner de l'évangile, car nos blessures nous ouvrent aux autres, en particulier les gens en marge (de la société, de l'Église). Acceptons de ne recevoir qu'imparfaitement la communion qui nous est donnée par le Christ ; c'est dans ces imperfections qu'elle travaille le plus. 

Claire Sixt Gateuille