mardi 20 septembre 2016

Etre pèlerins

En 2010, je faisais partie du "Comité central" (devenu depuis "Comité directeur) de la Conférence des Eglises européennes (KEK), et du comité joint KEK-CCEE, qui réunissait une fois par an 7 représentants de la KEK et 7 du Conseil des conférences épiscopales d'Europe. Cette année-là, le comité joint s'était réuni à Istanbul et avait (déjà !) pour thème "les migrations". Je vous partage ici la méditation que j'avais faite alors, un matin pendant le temps de prière qui ouvrait et fermait chaque journée de travail.  

« Mon père était un araméen errant »
« Mon père était un araméen errant » (Deutéronome 26/1-11)... Bien que de tous temps les peuples aient eu besoin de se désigner des pères symboliques, comme les « pilgrim fathers » américains ou les révolutionnaires pour les français, celui-ci n'est pas des plus glorieux !
Bien sûr, c'est pédagogique, cela nous amène à dépasser le stade du « Mon papa, c'est le plus fort ! »...  Mais fallait-il vraiment choisir pour figure paternelle un vagabond ?

En fait de vagabond, nous sommes face à un homme en errance, et même en danger de mort, si l'on ausculte le terme hébreu qui peut se traduit par « errant » ou par « disparaissant » ; l'imminence de la mort pointe ; et nous passons du sourire à l'inquiétude : Abraham n'est pas seulement en errance, il est en danger de mort, de disparaître ! Abraham serait-il un demandeur d'asile ? Car la disparition, les disparitions forcées telles que les dénoncent les associations de défense des droits de l'homme, fait partie des risques encourus dans certains pays et qui poussent à l'exil, à demander asile.

Bien sûr, pour Abraham, il ne s'agit pas d'un risque de disparition forcée, mais bien de l'errance géographique dans ce qu'elle a de précarité, de fragilité, de menace, mais aussi de plénitude du présent, de solidarité, d'accueil et d'échanges, de confiance en Dieu. Dire « Mon père était un araméen errant », c'est accepter de se savoir étranger sur la terre ; c'est accepter d'être du Royaume de Dieu avant toute appartenance terrestre. Jésus lui-même a expérimenté cela.

Jésus, le premier des migrants
Jésus est le premier des voyageurs, de ceux qui errent, des migrants ; il est la figure type de l'errance :
  • D'abord par son expérience personnelle : l'Évangile de Matthieu nous rapporte que Joseph et Marie ont dû fuir pour l'Egypte avec Jésus nourrisson. Et s'il ne s'en rappelle pas forcément, cette expérience l'a forcément marqué par ce que ses parents lui en ont dit, par ce qu'ils lui ont transmis inconsciemment. Jésus a été lui-même un migrant dans sa prime enfance, un réfugié !
  • Mais au delà de cette expérience familiale, il y a tout le bagage culturel de son peuple, marqué très profondément par l'expérience de l'Exil. La Bible est remplie de ces récits de déplacements, choisis ou forcés ; de choix à faire : partir ou rester, garder ou abandonner,…Combien de récits montrent des personnes que Dieu relève et met en route. La Bible nous rappelle à chaque lecture que les patriarches étaient des nomades, des gens qui cheminaient géographiquement, et les récits nous montrent également qu'ils cheminaient beaucoup intérieurement. Dans la Bible, on voit aussi de nombreux récits de rencontre avec Dieu qui ont lieu au désert, or le désert est un endroit de passage, un endroit où l'on se retire temporairement, où l'on chemine, mais pas un endroit où l'on s'installe, pas un lieu de vie. La phrase rituelle « Mon père était un araméen errant » est finalement un bon résumé de toutes ces pérégrinations, un bon énoncé de l'identité du peuple Hébreu : toujours en marche pour rencontrer son Dieu... On pourrait même dire que la Bible est un grand « récit de voyage », si ce terme n'avait pas une connotation romantique ou touristique inappropriée ici.
  • Enfin, le ministère de Jésus est l'exemple même du nomadisme, avec cette phrase qui l'illustre bien : « Le Fils de l'homme n'a pas où poser sa tête ». Je crois même que depuis que j'étudie la Bible en grec, le mot que j'ai le plus traduit est le verbe ercomai, qu'on traduit par venir, arriver ou aller.  Jésus a choisi de vivre son ministère sous forme de cheminement, sous forme de traversée en tous sens de son propre pays, et même sous forme de montée vers Jérusalem si l'on en croit les évangiles synoptiques. Si j'osais une formule, je dirais que Jésus a vécu son ministère comme une sorte de pèlerinage du quotidien.

Mentalités de sédentaires
« Maître, je te suivrai partout où tu iras » (Mt 8/18-22) : cette phrase d'un scribe à Jésus me touche, parce que je suis dans la même dynamique que lui : moi aussi, je veux suivre Jésus ; moi aussi, je veux être dans la « suivance », comme l'exprime Dietrich Bonhoffer. Et moi aussi, dans toute la sincérité de ma foi, je suis prête à aller partout où lui pourrait aller...

Mais comme chez le scribe, notre « partout où tu iras » désigne souvent un aller simple vers une réinstallation. Quitter un confort pour en trouver un autre...Or la réponse de Jésus : « Le Fils de l'homme n'a pas où poser ma tête », indique deux choses : d'abord que Jésus ne se laisse pas enfermer dans un lieu, qu'il ne se limite pas aux espaces que nous lui délimitons dans nos géographies intérieures, qu'il ne se rencontre pas dans l'aboutissement, mais sur tout le chemin. Ensuite, cette réponse de Jésus nous informe qu'il n'y aura pas de réimplantation, que le suivre, c'est accepter d'être toujours en mouvement, d'être toujours en chemin. Nous ne mesurons pas ce que Jésus nous demande au moment où nous nous engageons à sa suite...

Le parallèle qu'il y a dans ce texte entre « je te suivrais partout où tu iras » et « permets-moi d'abord d'ensevelir mon père » est à cet égard intéressant : ces deux expressions à première vue contraires sont en fait similaires dans le fait que chacun a quelque chose à abandonner, à laisser derrière lui, que ce soit sa généalogie ou sa vision romantique du chemin...
Jésus-Christ nous invite à sortir de nos mentalités de sédentaires, il nous invite à retrouver un esprit de pèlerinage, avec tout ce que cela implique d'insécurité et de confiance en Dieu, d'incertitude et de disponibilité pour la rencontre... Cela peut paraître bizarre pour une protestante de parler d'esprit de pèlerinage, mais c'est le terme que j'ai trouvé de plus proche de l'idée d'un cheminement au long court que l'on vivrait devant Dieu. Nous sommes appelés à cheminer avec le Christ, là où nous sommes, là où nous en sommes. Et l'un des moyens de poursuivre ce cheminement, c'est d'accueillir ceux qui viennent à notre rencontre, de voir en eux un frère ou une sœur en humanité. Accueillir tout être humain errant comme s'il était mon père, ou celui que je sers...

Remis en marches, nous pouvons accueillir
Quand nous nous sommes remis en marche, c'est alors que nous pouvons aborder les migrants comme des frères et agir auprès des institutions de nos sociétés pour plus de justice et pour la reconnaissance des droits fondamentaux des migrants. Il n'y a pas de réponse simple à la question des migrations. Les migrations ne sont pas seulement une question ou une problématique, elles sont le quotidien de milliers de migrants ; les migrations, se sont d'abord des hommes, des femmes et de plus en plus d'enfants, qui fuient leur pays et parfois arrivent en Europe.

A la suite du Conseil des Eglises chrétiennes en France (CECEF, qui en 2010, à l"occasion de l'« Année des Migrations » avait édité un communiqué que l'on peut trouver ici et qui garde plus que jamais son actualité), je nous invite à trois choses, que vous pouvez faire vous-mêmes, seul ou en groupe, et en Eglise :

  1. S'informer. S'informer pour lutter contre les préjugés, pour bannir les soi-disant réponses simplistes à une question complexe.
  2. Se montrer solidaires et fraternels. Soutenir les associations qui œuvrent auprès des migrants et pratiquer l'hospitalité.
  3. S'exprimer. Aborder la question des migrations auprès des autorités locales, soutenir les choix de traitement humain des migrants, le respect de leurs droits, l'accès aux soins fondamentaux.
Pour nous guider sur ce chemin de réflexion et d'action auprès des migrants, pour nous guider aussi dans le travail que nous avons à faire en tant que communautés de foi pour accueillir toutes les personnes, de quelque origine qu'elles soient, je vous propose de commencer par laisser résonner en nous ces deux phrases : « Mon père était un araméen errant » et « Le Fils de l'homme n'a pas où poser sa tête ».

Remettons-nous en marche à la suite du Christ, pour mieux accueillir celles et ceux qui viennent à notre rencontre, si différents soient-ils, si étranges soient-ils, si indésirables soient-ils. Amen

Claire Sixt Gateuille