Nous avons vu avec Mt 22.34-40 que Jésus résumait en deux commandements le chemin pour faire la volonté de Dieu : « Tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ton intelligence » et « Tu dois aimer ton prochain comme toi-même ». La tension entre ces deux pôles, cette tension féconde qui crée la dynamique de la foi chrétienne, nous met en route. Ces deux commandements sont deux piliers sur lesquels nous nous appuyons, mais nous risquons toujours de nous appuyer trop sur l’un ou sur l’autre… Que faire ? Tenir comme un équilibriste entre les deux ? Précisément, ce qui fait tenir un équilibriste en équilibre, c’est d’être constamment en mouvement, de toujours compenser les déséquilibres inévitables, de toujours se rééquilibrer en bougeant. Et si vous avez suivi un jour des cours de cirque, vous savez que quand on est débutant et qu’on s’essaie au funambulisme, il vaut mieux avancer sur le fil, marcher dessus c’est ainsi qu’on a le moins de risques de tomber.
Un déséquilibre constamment compensé, c’est aussi ainsi que l’on pourrait définir le mouvement de la marche. Car pour marcher, il faut reporter son poids d’une jambe sur l’autre mais aussi vers l’avant, ce qui implique de se déséquilibrer, car l’on avance son centre de gravité alors que la jambe qui va porter le poids du corps n’est pas encore posée à terre devant soi… On avance alors qu’on n’est pas encore sûr de son appui… La marche est donc un exercice risqué, un déséquilibre constamment rattrapé.
A force de pratiquer cette activité, nous oublions ce déséquilibre qui nous déstabilise, mais que nous parvenons constamment à rattraper, au point de finir par l’oublier. Par contre, pour les personnes qui ont des troubles de l’équilibre, certaines personnes âgées et celles dont les appuis sont fragilisés, tout comme pour les enfants qui apprennent à marcher, ce risque est évident, concret… Il peut les insécuriser, mais le plus souvent, elles l’intègrent. Et notre vie d’Église, d’Église en marche, est aussi un déséquilibre constamment rattrapé entre l’intériorité et l’attention aux autres. Pour avancer, nous avons besoin de prendre le risque de nous déséquilibrer, et même de tomber, bref, nous avons besoin de prendre des risques.
Prendre des risques, c’est ce qu’a fait Abraham en quittant son pays, c’est ce que font les prophètes, ce que font les disciples qui abandonnent tout pour suivre Jésus, c’est ce que font les premiers chrétiens, qui risquent d’être persécutés, et bien des chrétiens aujourd’hui encore dans le monde. Prendre des risques, c’est ce que fait la femme cananéenne en Mt 15.21-28, qui se jette sur Jésus et ses disciples, qui ose prendre le risque d’être rejetée, d’être critiquée, d’être condamnée, elle qui ose passer outre tous les interdits sociaux de l'époque.
C’est risqué, mais dans son cas, c’est bénéfique, et pas seulement pour sa fille. Sa fille est guérie, mais c’est aussi tout le périmètre de la mission de Jésus qui est modifié, pour Jésus et ses disciples, pour tous puisqu’à partir de ce texte, le peuple qui bénéficie du ministère de Jésus, ce n’est plus seulement Israël, mais c’est le monde entier, même si Jésus continue son ministère au sein de son peuple. C’est nous aujourd’hui, car désormais « il n’y a plus ni juifs ni grecs… » et parce que, désormais, nous sommes appelés à annoncer l’Évangile à tous et à accueillir chacun comme une sœur ou un frère en Christ, à écouter chacune et chacun parce que Dieu peut nous parler à travers eux, y compris les païens d’aujourd’hui, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas comme nous, pas assez propres ou pas assez raisonnables, pas assez ceci ou trop cela…
Prendre des risques, c’est oser essayer d’obtenir un « plus grand bien », en remettant en jeu sa situation actuelle. Prendre des risques, ça peut donner des bénéfices, mais cela déséquilibre aussi, et parfois, cela peut aussi nous amener à faire des erreurs, à chuter, à se tromper et à être critiqués. Mais après tout, même les disciples se sont trompés, ont mal interprété et n’ont pas compris, certains sont même tombés, comme Pierre ; certains ont douté, même après avoir vu Jésus ressuscité…
Prenons l’exemple de notre texte de Mt 16.5-12 : Jésus les enseigne, et ils prennent pour une critique d’organisation ce qui est un appel à la vigilance spirituelle. C’est quand même un sacré quiproquo ! Mais si Jésus les critique, les traitant de « petits croyants » ou de « croyant peu », il les éclaire, croise les références pour corriger leur interprétation, et c’est pour eux une occasion d’apprendre, d’approfondir leur compréhension de Jésus.
Prendre des risques, des risques calculés, cela peut être bénéfique, que la prise de risque soit fructueuse ou non ; parce qu’un échec ou une erreur est presque toujours une occasion d’apprendre, d’apprendre des choses sur soi ou sur les autres, ou d’approfondir, de rentrer dans plus de nuances, dans l’épaisseur de l’humain, de voir les choses autrement.
Claire Sixt Gateuille
PS.: merci à Joan Charras Sancho à qui j'ai emprunté l'image de la marche comme déséquilibre constamment rattrapé, image qu'elle utilise dans sa thèse de doctorat : Pratiques liturgiques des églises
luthériennes et réformées en France et critères d'analyse de ces
pratiques. Vie liturgique, dynamique communautaire et identité
ecclésiale.