Vous avez peut-être entendu parler d’Esther Duflo. Esther
Duflo est une jeune femme française, issue d'une famille protestante, qui
enseigne l’économie au Massachussetts Institute of Technology et
conseille le président Obama. Elle a été repérée assez tôt dans ses études et
est aujourd’hui reconnue mondialement, en particulier parce qu'elle a amorcé un mouvement visant à changer la façon de penser l’aide au développement. Rien que ça !
Pourtant,
son action sur le terrain peut sembler « toute bête » : elle a
fondé un laboratoire d’économie et avec ses collaborateurs (dont son compagnon Abhijit Banerjee), elle est allée
faire des expérimentations sur le terrain pour savoir si, par exemple, le prix
des moustiquaires en Afrique influait sur leur utilisation
sur le terrain, ou pourquoi les indiens vivant avec moins de 1 dollar par jour ne fréquentaient pas plus souvent les centres de santé publique gratuits. Elle ne se contentait pas des anecdotes qui émaillent les
discours économiques et prétendent au statut de preuve ; elle a mené des études
détaillées, à la fois quantitatives et qualitatives
,
pour voir quelles pratiques amélioraient l’efficacité de l’action financée par
les aides au développement.
Son intuition principale est que tant les défenseurs de
l’aide au développement que ses détracteurs adoptaient une position ou l’autre en
fonction de prérequis implicites ou de « spéculations à grande
échelle » et non de la réalité de terrain. Personne ne s’intéressait à
« comment pensent les pauvres », chacun partant du principe que
quelqu’un qui vit avec 1 dollar par jour (hors logement) devait penser de la même
façon que soi-même… Or Esther Duflo a fait le choix de travailler à partir de
faits et de questions concrètes, et ses études montrent précisément que ce
n’est pas le cas, et donnent, dans un certain nombre d’exemples précis
(alimentation, santé, éducation, fécondité, institutions, etc.), des éléments
pour une meilleure compréhension de la logique propre des pauvres dans un
contexte donné. Bien sûr, son approche révèle une situation bien plus compliquée
et nuancée que ceux qui affirment que l’aide au développement sauvera le monde
de la pauvreté et ceux qui affirment qu’elle fait plus de mal que de bien. Je vous invite à lire le livre Repenser la pauvreté, à la fois très accessible et très intéressant, et accessoirement disponible en poche (collection Points essais chez Seuil).
En quoi la démarche d’Esther Duflo est-elle
révolutionnaire ? Elle s’est intéressée aux gens. D'habitude, seule la microéconomie s'intéresse aux gens, pas la macroéconomie. Elle ne s'est pas intéressée à la conjoncture du marché, ni aux variations de
flux, non, aux gens…Et c'est ça qui change tout. Pour Esther Duflo, qui reprend la définition d’Amartya Sen , « la pauvreté ne correspond pas simplement à un manque d’argent, elle signifie aussi ne pas avoir la “capacité” de réaliser entièrement son potentiel d’être humain. ». D'où l'importance de passer de la lutte contre la pauvreté qui ne met en jeu que de l'argent, au renforcement des capacités, qui implique de prendre en compte toute la personne (pas seulement son pouvoir d'achat), et que l'on trouve de plus en plus, que ce soit chez les ONG ou dans la mission.
Dans la mission, on parle de plus en plus d'approche holistique, pour parler de l'importance de prendre en compte toute la personne, dans toutes ses dimensions, y compris dans ses appartenances à des groupes, à une communauté, dans sa langue et sa culture, dans son système de croyances et de valeurs, dans ses interactions avec ceux qui l'entourent, dans sa vie quotidienne, etc. Le mot "holistique", que j'ai souvent entendu au Conseil œcuménique des Églises et à la Cevaa, est construit sur le grec "holos", entier, qui signifie "du particulier à l'ensemble". Avant que je ne réfléchisse sur ce terme, il renvoyait pour moi plutôt à une approche où l'attention glissait de l'individu à son environnement, où la personne n'était plus qu'un élément parmi d'autres. Conjugué avec la mondialisation, l'individu se retrouvait soit défini par ses appartenances et ses déterminismes, soit perdu dans une compréhension globale du monde...
Or dans mes lectures et dans mes échanges, je m'aperçois que l'approche holistique est en fait une approche hautement contextualisée. Car elle part de la personne. Elle prend en compte ce qui fait "le tout" de cette personne, pas le tout du monde entier... même si conceptuellement, en suivant les maillons de la chaine, on finit par faire le tour de la terre. Mais ce qui importe, ce n'est pas le concept (la mondialisation), mais la réalité dans laquelle vit la personne (et qui conditionne son expérience, donc en partie sa compréhension du monde). Ce qui importe, c'est la place de la personne dans son environnement. Ce qui importe, c'est le point de départ...
Cette approche holistique met en cause l'approche "technicienne" qui prétend isoler
et traiter les problèmes les uns après les autres (une maladie d'un
côté, un problème d'argent de l'autre, par exemple), mais finit par "découper l'humain en tranches" que l'on aurait plus qu'à glisser sous différents microscopes, ici différentes disciplines. Et cette approche holistique est essentielle, car comme le montre Esther Duflo, s'intéresser uniquement à l'argent, ou au manque d'argent, des pauvres ne permet pas de trouver des solutions durables et pertinentes à la pauvreté.
Christine Schliesser, dans un article intitulé "On a Long Neglected Player: The Religious Factor in Poverty Alleviation" paru dans la revue Exchange (tome 43, année 2014), souligne que beaucoup d'africains vivant avec moins d'un euro par jour et par personne ne s'estiment pas pauvres. Dans leur système de valeurs, la pauvreté est une combinaison de trois facteurs : la perte de la dignité humaine, la perte d'identité et la perte d'appartenance à une communauté ou un réseau qui mène à l'isolement. Aussi, tant qu'ils sont insérés dans un système traditionnel de soutien mutuel, ils ne s'estiment pas pauvres. Ce que nous désignons comme leur pauvreté n'est pour eux qu'une situation transitoire, ils ont l'espoir de s'en sortir grâce à la solidarité interne à la communauté. Par contre, les orphelins des rues sont l'exemple même de la pauvreté, combinant appauvrissement matériel, perte du spirituel et des liens familiaux.
Elle pointe le lien essentiel que jouent les Églises en Afrique dans la lutte contre la pauvreté, y compris les Églises de prospérité, tant critiquées ici pour leurs dérives et l'enrichissement inconsidéré de leurs pasteurs. Les Eglises ont en effet la capacité de toucher bien plus de personnes que les ONG, et elles prennent en compte "tout l'homme", ses dimensions spirituelle, matérielle et familiale, ce qui fait d'elles un agent de changement plus efficace que les ONG "séculières", qui n'arrivent pas à travailler sur la motivation des gens (la foi redonne confiance, l'idée que "Dieu libère" combat l'afro-pessimisme et la peur de l'avenir, et l'idée que "Dieu a un projet pour toi" incite la personne à se prendre en main, à oser se lancer dans l'entrepreneuriat).
Christine Schliesser n'oublie pas de mentionner les critiques qui touchent les Églises de prospérité, critiques justifiées, mais elle montre aussi que les trois piliers de ces Églises (libération des démons, guérison et libération de la pauvreté) résonnent avec des éléments que l'on retrouve dans les religions africaines traditionnelles (croyance dans les esprits, pratiques de délivrance et de guérison, croyance que les biens sont fait pour être partagés, pour le bien-être de toute la communauté et non pour l'accroissement des richesses individuelles) et fonctionnent comme un levier qui déclenche le changement, au niveau individuel et local.
Elle conclut son article sur la nécessité de développer une approche "holistique-contextuelle" de la lutte contre la pauvreté, caractérisée par la prise en compte des deux aspects suivants : une conception contextualisée de la pauvreté, et la prise en compte du facteur religieux dans la lutte contre la pauvreté, un facteur trop longtemps négligé.