Dans son article « The Concept of Civil Society* », écrit en 1991, le philosophe et professeur de sciences politiques Michael Walzer présente quatre façons héritées du XIXe siècle de voir « la vie bonne » :
- pour les démocrates s’inspirant de Rousseau et de Mill, une vie bonne, c’est une vie de citoyen, engagé dans le débat démocratique et qui prend part aux décisions par son vote
- pour ceux qui s’inspirent de Marx, une vie bonne est une vie de producteur, où chacun développe sa créativité en fabriquant des objets utiles et beaux, dans le cadre d’une économie coopérative, sans conflit
- Pour les capitalistes, une vie bonne est une vie de consommateur et d’entrepreneur, où chacun cherche à avoir le choix le plus large possible (en tant que consommateur) et/ou à proposer aux autres l’offre la plus pertinente possible (en tant qu’entrepreneur)
- Pour les nationalistes, une vie bonne est une vie marquée par l’appartenance à une nation, à laquelle l’individu est lié par le sang et l’histoire, de sorte que sa nationalité devient fondatrice de son identité et de sa foi (séculière) en la nation.
Ces conceptions ont le défaut d’être toutes basées sur l’individu et de ne pas prendre en compte sa dimension relationnelle. Le XXe siècle, en particulier à travers les combats pour la liberté dans les pays de l’Est à l’époque communiste, a vu apparaître une nouvelle compréhension de la vie bonne :
- 5. Pour la société civile, la vie bonne est une vie en relations, en lien avec d’autres au sein de la société civile. Le mot d’ordre est « only connect », dans le sens d’établir des liens avec d’autres (et non dans son acception développée par l’apparition de l’internet).
La spécificité de cette compréhension est qu’elle n’est pas exclusive des autres, mais les corrige en leur donnant une dimension communautaire qui n’est pas seulement formelle (le débat collectif et la nation sont aussi collectifs, mais ils s’inscrivent dans le cadre d’institutions, pas d’associations spontanées).
Dans une société libérale comme la nôtre (« libéral » au sens philosophique, notre société est basée sur la liberté individuelle, cela n’a pas de résonance économique ou politique), toutes les visions de la vie bonne peuvent cohabiter, et un individu peut même en adopter plusieurs successivement ou selon les cadres dans lesquels il évolue. Le cadre qui permet cette cohabitation, le libéralisme, se pose alors comme anti-idéologie (l’idéologie tendant à limiter l’individu à une forme de vie bonne et à l’organisation sociale qui va avec).
Ce libéralisme, c’est-à-dire cette conception centrée sur la liberté individuelle est donc attirant pour le monde contemporain. Il fait en particulier place aux conflits, par exemple entre conceptions de la vie bonne, et même entre différents groupes dans la société, tout en les régulant, dans le cadre de la tolérance.
Pour Walzer, la vie associative (qu’elle soit formelle ou informelle) qui anime la société civile est essentielle dans le libéralisme car :
- Elle est le lieu de test, d’expérimentation, d’analyse des différentes conceptions de la vie bonne. Elle est aussi le lieu où l’on s’aperçoit des limites de chacune de ces conceptions
- Elle est le lieu de cohabitation des tenants de ces différentes conceptions et le lieu de correction des déviances liées à ces différentes conception de la vie bonne (les injustices, les intolérances, la frustration, etc.) par des médiations sociales
- Elle développe chez les individus le civisme (la tolérance, l’engagement dans la société, les liens interpersonnels, etc. bref, ce qui fait le tissu humain d’une société) ; elle est un lieu où chacun peut prendre de petites décisions et influencer modestement à son niveau les décisions plus lointaines (gouvernance, économie).
La société civile est un lieu d’égalité formelle, où toutes les associations, tous les groupes sont également reconnus. Cette égalité formelle n’a pas de substance au niveau économique, mais elle est très importante au niveau symbolique, pour la foi (les religions y sont reconnues de la même façon) et l’identité (les appartenances y sont reconnues au même niveau).
Pour Walzer, l’oppression vient non seulement des totalitarismes institués, mais aussi de la pensée unique idéologique (idealogical singlemindedness). Le pluralisme et le multiculturalisme sont donc des remèdes à l’oppression, à la pensée unique, à condition d’en faire l’apprentissage. La société civile est le lieu de cet apprentissage, par la rencontre avec d’autres personnes aux valeurs, cultures, intérêts divergents, sur un pied d’égalité formelle.
Madang, Assemblée du COE à Busan (c) AS Guerrier |
Je trouve la lecture de cet article éclairante quand à l’évolution de nos Églises « historiques » en France : nous sommes en train de passer de groupe structuré marqué par une identité culturelle forte (pour le protestantisme, un « petit troupeau », marqué par des marques identitaires tels que la lecture de la Bible, l’opposition au catholicisme mais aussi la rigueur, l’accent sur l’éducation qui frise parfois l’élitisme, etc.), à un groupe basé sur l’adhésion individuelle, la recherche personnelle et collective de sens autour de la Bible, une vie communautaire sur le modèle d’une vie associative librement consentie, etc. Comme le dit Walzer, dans son article, ce modèle a l’avantage de l’inclusivité, mais nécessite de toujours re-solliciter l’engagement des gens pour que leur appartenance ne devienne pas passive.
* « Le Concept de société civile » en français.
Claire Sixt Gateuille
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