samedi 15 juin 2019

Principe de Lund versus Principe de subsidiarité

1. Principe de subsidiarité
Lorsque j'étais dans ce qui s'appelait encore le "comité central" de la Conférence des Églises européennes (KEK), j'ai souvent entendu nos amis allemands parler du "Principe de subsidiarité", auquel ils tenaient fermement. Le principe de subsidiarité, culture fédérale allemande oblige, désigne la logique qui consiste à prendre des décisions au plus près de ceux à qui elles s'appliquent, et de ne déléguer à une instance supérieure que ce qui ne peut être géré au niveau inférieur. C'est ainsi par exemple que l'éducation est gérée au niveau des lander, les régions, et que le niveau fédéral ne gère que certaines missions, comme la diplomatie internationale, par exemple...

Les Églises allemandes ont fait de ce principe un concept important de leur ecclésiologie. Elles sont d'ailleurs organisées au niveau des lander - et non pas  nationalement - même si l'EKD (Evangelische Kirche in Deutschland) les représente pour certaines missions au niveau national (et international). C'est pour eux une condition pour que les chrétiens puissent prendre leurs responsabilités. Il me semble, je vais le dire ici de façon forcément caricaturale, que c'est une conséquence de leur histoire. Histoire politique d'abord - l'Allemagne est un pays fédéral - histoire ecclésiale aussi, sinon les théologiens allemands ne le citeraient pas aussi souvent. En effet, traumatisées par la période des "chrétiens allemands" (Deutsche Christen), où de nombreux chrétiens, subjugués par le désir de puissance et les promesses de restauration du Führer, avaient choisi de le suivre comme leur guide, selon le slogan "Un peuple, un empire, un guide", les Églises allemandes ont ensuite vu toute tentative de centralisation comme un risque de recommencer à déléguer leur responsabilité et à reproduire l'ambition de puissance dont les nazis avaient fait montre. Pour eux, le principe de subsidiarité est un gage de l'humilité de l’Église, les Églises allemandes jouant par ailleurs un grand rôle dans l'espace public allemand.

On parle aussi de principe de subsidiarité dans deux autres cadres : l’Église catholique et le cadre politique, en particulier européen. l’Église catholique a développé son principe de subsidiarité dans le cadre de sa "doctrine sociale de l’Église". C'est pour elle une façon de partager les pouvoirs, de respecter la liberté et de capitaliser sur la sagesse humaine ; c'est aussi une forme de limitation de l'intervention de l’État, en particulier lors que l’État a un modèle collectiviste (la doctrine sociale de l’Église puisse ses sources dans le développement d'une pensée chrétienne sociale en réponse à la pensée marxiste, réponse qui trouve sa première formulation officielle dans l'encyclique Rerum Novarum, en 1891). Cette doctrine se base sur le "droit naturel" : l'être humain serait fait pour vivre d'abord sa socialisation au niveau familial et au niveau de la communauté locale. Cette socialisation lui apprend à vivre avec l'autre, à faire des compromis, à prendre des initiatives et des responsabilités. Il ne devrait déléguer à un niveau supérieur que le strict nécessaire, et plutôt sous forme de coordination que de délégation. 

Côté politique, le principe de Subsidiarité a joué un grand rôle dans la construction européenne. L'idée est de n'envisager une action au niveau de l'Union européenne qui si : 
1. cela a des avantages manifestes et/ou
2. Il y a des aspects transnationaux que les pays ne peuvent traiter par eux-mêmes et/ou
3. cela correspond aux missions de l'Union européenne telle que définies dans les traités qui la régissent (aujourd'hui principalement le traité de Lisbonne).

2. Principe de Lund
Aujourd'hui, j'entends de plus en plus parler du "Principe de Lund". Le principe de Lund vient d'un document de la commission "Foi et constitution" (du Conseil œcuménique des Églises) de 1952, qui pose la question : "Nos Églises ne devraient-elles pas se demander si elle désirent avec suffisamment d'ardeur entrer en conversation avec d'autres Églises, et si elles ne devraient pas agir ensemble en toutes matières sauf en celles où les différences de conviction profondes les obligent à agir séparément ?" (pour creuser ce thème, vous pouvez aller lire le 7e des "12 jalons pour bien vivre la rencontre avec d'autres chrétiens").

Le principe de Lund est donc le choix d'agir en collaboration avec les autres Églises autant que possible. On le trouve en particulier dans les recommandations finales du document luthéro-réformé de 2012 "Communion : On Being the Church" qui affirme que luthériens et réformés ont atteint un consensus dans leur compréhension commune de l'Evangile et proposent diverses étapes pour "vivre plus pleinement la réalité de notre communion". Même si le terme n'est pas employé, l'accord LWF-WS/Caritas signé en octobre 2016 à Lund entre catholiques et luthériens sur la coopération en matière de travail humanitaire et le "Témoignage de Wittenberg" commun entre la Fédération luthérienne mondiale et la Communion mondiale des Églises réformées de juillet 2017 - qui affirment la volonté des deux organisations de travailler main dans la main avec le plus de coopération possible - sont également basés sur ce principe. Le principe de Lund a été explicitement réaffirmé et remis au cœur du travail entre Églises lors de la dernière rencontre entre les différents signataires de la Déclaration Conjointe sur la justification, en mars 2019, dans l'Indiana (USA, voir l'article de la Communion mondiale d’Églises réformées ici et le communiqué en anglais). 

3. Y a-t-il opposition entre ces deux principes ?
Le principe de subsidiarité entend déléguer le moins possible en gardant le niveau de décision le plus  proche possible des personnes ; le principe de Lund entend encourager le plus possible la collaboration, et donc la prise de décisions à plusieurs, ce qui peut éloigner le niveau de décision des personnes... On pourrait donc dire qu'il y a opposition : le principe de subsidiarité est centrifuge, il ramène le niveau de décision vers le niveau de base de l'organisation, ce qui implique une organisation décentralisée et une multiplicité des lieux de décision. Le principe de Lund peut être vu au contraire comme centripète, en particulier par nous, français, habitués à l'hyper-centralisation étatique, car pour développer la collaboration, nous aurons tendance à l'inscrire dans le plus haut niveau hiérarchique possible, pour qu'elle devienne une "doctrine", un principe à appliquer ensuite à tous les échelons inférieurs. En faisant ce choix, on risque au passage de faire de la collaboration une obligation imposée de l'extérieur, à laquelle on cherchera peut-être à se soustraire. En effet, les français aiment souvent fixer des règles pour ensuite mieux les contourner... Mais si on pensait la prise de décision autrement ? Car l'opposition éventuelle entre principe de subsidiarité et principe de Lund ne se rencontre que si on ne conçoit la prise de décision que dans une organisation hiérarchique et centralisée...

Mais si la prise de décision est pensée selon un mode participatif, dans une organisation décentralisée ou peu centralisée, alors les lieux de collaboration peuvent se multiplier autant que les lieux de décision, sans aucun problème. Ce sera probablement un peu plus fouillis, l'ensemble semblera parfois un peu moins cohérent, mais les collaborations se feront de façon plus contextualisée, donc plus pertinentes pour les personnes sur le terrain... et l’Église universelle ressemblera plus à un réseau mondial qu'à une organisation très structurée. Finalement, pour la réformée que je suis, j'y gagne en ecclésiologie (l’Église est vécue comme seconde, comme un outil au service de l'annonce de l’Évangile) ce que j'y perds en cohérence systémique (Calvin a re-pensé l'institution ecclésiale pour en faire un lieu de cohérence entre message évangélique (et compréhension théologique) et organisation humaine). D'ailleurs, Jacques Ellul privilégiait l'exercice de la responsabilité dans des petits groupes à taille humaine, et prônait cette forme d'organisation sociale - que certains qualifieront d'anarchique - pour contrer la dérive technocrate de nos sociétés occidentales.

4. Horizontalité et/ou verticalité
On peut aussi articuler les deux notions en affirmant que le principe de Lund est plutôt un principe horizontal (destiné à traiter de relations et de coopération d'égal à égal) alors que le principe de subsidiarité est plutôt un principe vertical (destiner à réguler la délégation de pouvoir). J'ai entendu Frédéric Chavel, professeur à l'Institut protestant de théologie à Paris, présenter les choses ainsi, et je suis d'accord avec lui.

Cela dit, je pense qu'on peut également voir les choses autrement, voir aussi le principe de Lund comme un principe vertical : choisir de se dessaisir de son pouvoir pour le déléguer - de façon provisoire - à un collectif qui ferait alors autorité, en particulier si "cela a des avantages manifestes" (pour reprendre les termes politiques) pour l'unité de l’Église (on réinjecte donc du principe de subsidiarité dans le principe de Lund). C'est alors non pas une dilution des responsabilités, mais un acte prophétique, une décision "performative", une façon de vivre l'unité de l’Église à laquelle nous sommes appelés, même si l'unité visible n'est pas réalisée.

Et le principe de subsidiarité est aussi d'une certaine façon un principe horizontal, dans ce sens qu'en insistant sur la contextualisation, sur le niveau "de base" comme lieu premier de l'autorité (ce qui est logique depuis l'incarnation de Dieu et le don de l'Esprit aux disciples), on met l'accent sur la capacité et la responsabilité de chacun et de chaque lieu à entrer dans la Missio Dei, la mission de Dieu, en réflechissant sur "Comment Dieu se manifeste ici et maintenant ?" et "Comment pouvons-nous nous mettre au service de cette mission ?". Dans chaque lieu, chaque groupe peut alors faire des choix légitimes de travail en collaboration avec d'autres par rapport à ce qu'il saisit de cette mission de Dieu dans le monde.

Claire Sixt Gateuille

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