mardi 25 février 2020

Spiritualité transformatrice

(c) Fédération luthérienne mondiale
La notion de "Spiritualité transformatrice" s'est diffusée dans les milieux œcuméniques internationaux depuis la diffusion en 2012 du texte "Ensemble vers la vie" de la Commission Mission et Évangélisation du Conseil œcuménique des Églises (COE). En lisant le commentaire (en anglais) que Kristine Greenaway, de l'Église unie du Canada, fait de cette notion, la reformulant comme une "spiritualité de la rencontre",  j'ai réalisé que la tradition occidentale a souvent figé la notion de spiritualité.

Le Dieu de l'ancien testament était un Dieu "qui est, qui était et qui vient", c'est-à-dire un Dieu "à tous les temps". Cela a été traduit au fil du temps par "l'Eternel". Or cet Eternel, sous l'influence de la philosophie grecque et de ses relectures latines puis rationalistes, a fini par devenir immuable. Et donc, entrer en relation avec Dieu, se serait se figer, réduire le mouvement qui caractérise notre vie, s'immobiliser en prière pour rejoindre ce qui ne change pas.

Dans un tel contexte, on imagine bien que cultiver sa spiritualité ne peut être qu'un mouvement de balancier, de la "vraie vie", celle qui bouge, celle qui évolue, celle qui nous secoue et nous oblige à nous adapter, à la vie contemplative, celle qui pause, qui immobilise, qui renvoie à l'éternité mais fige. Cette spiritualité, à moins de se retirer du monde, est une spiritualité "à éclipses", avec des temps et des lieux délimités pour cela, bien séparés du reste de la vie.

Mais cette vision oublie que Dieu est d'abord un Dieu qui pousse sur la route et qui accompagne sur cette route. Abraham, Moïse, les prophètes, Jésus et tant d'autres sont des arpenteurs de cette route où Dieu les envoie. J'aime particulièrement les vers 26-27a d'Actes 9 : 
"L'ange du Seigneur dit à Philippe : « Pars vers le sud, sur la route qui va de Jérusalem à Gaza. En ce moment, il n'y a personne sur la route. ». Philippe part tout de suite. En chemin, il voit un homme." 
La suite est connue, c'est la rencontre avec l'Eunuque éthiopien. J'aime cette histoire d'envoi sur une route supposée déserte et qui ne l'est pas tant que ça, puisqu'il y a un homme sur cette route. Il n'y a pas "personne", il y a un seul homme. Il n'y a pas la foule, dans laquelle on pourrait se perdre et s'anonymiser, se déresponsabiliser ; il y a un seul homme, avec qui il ne reste plus qu'à cheminer et à dialoguer. 

La rencontre peut être déstabilisante comme elle peut être réjouissante. Parfois les deux en même temps ! Et qui sait ce qu'il advient ensuite, ce que toute rencontre continue à produire en soi longtemps après qu'elle soit finie ? Intéressant de voir qu'en Actes 9.39-40, Philippe disparait d'auprès de l'Eunuque et se retrouve complètement ailleurs... 

On présente souvent la spiritualité sous son aspect "technique" (une discipline) ou sous son aspect émotionnel (ce qu'elle produit en nous), et les retraites spirituelles sont à la mode. On parle rarement de la spiritualité comme une attitude intérieure, une façon de vivre notre vie... or peut-être que pour être transformé par Dieu, il faut d'abord et avant tout être dans une attitude de réceptivité, d'ouverture à l'inattendu, plus que dans une attitude volontariste. Une attitude de réceptivité, d'accueil, d'attente. pas une attente passive ni une acceptation de tout et n'importe quoi, mais une curiosité bienveillante, qui prend la responsabilité d'interpeler parfois, mais jamais sans avoir écouté avant, une attitude qui refuse de juger sans connaître, d'étiqueter, de rejeter sans pardon possible. Une attitude qui refuse de désigner un "eux" à distinguer d'un "nous". Une attitude qui me permette d'être moi-même et de laisser advenir l'autre tel qu'il/elle est; de l'accompagner vers ce qu'il est appelé à être, que Dieu seul connait.

Assemblée FLM 2017 (c) Albin Hillert pour la FLM
Et je repense à un membre de mon ancienne Église locale des Hautes-Pyrénées qui, face à mes liturgies présentant le culte comme "un moment de pause, où se ressourcer et se reposer", me disait souvent : "Moi, je ne trouve pas que l'Église soit reposante ! Pour moi, c'est un lieu de confrontation, d'inconfort, de rencontre avec d'autres qui ne sont pas comme moi, qui ne pensent pas et ne croient pas forcément comme moi, mais que je dois reconnaître comme des sœurs et des frères ; de rencontre avec un texte biblique qui parle une langue qui n'est pas la mienne et qui me dérange. C'est un effort pour moi d’investir ce lieu-là, et pourtant cela m'est indispensable." 

En ces temps de repli sur soi et de "réflexe de l'îlot", cette stratégie de protection qui consiste à se retrouver entre "mêmes", à former des clans dont tous les membres ont fait les mêmes choix de vie et de vision du monde, il est bon de se rappeler qu'investir la vie de l'Église est un effort, et que cela peut même devenir parfois un lieu de blessures, mais que c'est aussi à cette confrontation à l'altérité que Dieu nous appelle. Même si cette confrontation frotte, blesse, abrase.

Car comme quelqu'un le disait la semaine dernière dans le comité de suivi des Accords de Reuilly qui s'était réuni à Édimbourg la semaine dernière, en parlant du travail œcuménique, nous sommes une "communion blessée" (broken koinonia), qui a besoin d'être guérie ; n'attendons pas d'être guéris pour vivre la communion et témoigner de l'évangile, car nos blessures nous ouvrent aux autres, en particulier les gens en marge (de la société, de l'Église). Acceptons de ne recevoir qu'imparfaitement la communion qui nous est donnée par le Christ ; c'est dans ces imperfections qu'elle travaille le plus. 

Claire Sixt Gateuille