mercredi 17 juin 2015

Quelle contextualisation de l'Evangile ici et maintenant ?

Méditation sur le texte biblique de l’Évangile de Matthieu 15 versets 21 à 28, prononcée lors du conseil du Défap du 13 juin 2015.

Un point de vue choquant
(c) Cevaa
J’ai beau travailler ce texte depuis mes études de théologie, très exactement depuis 1999, je le trouve toujours aussi intéressant, d’autant qu’il résonne très fort avec un livre du philosophe Michael Walzer que je suis en train de travailler, Morale maximale, morale minimale. On y découvre un Jésus susceptible de changement, de conversion. Pourtant l’Évangile de Matthieu s’appuie fortement sur l’héritage juif, la fidélité à la tradition ; il pourrait avoir une vision conservatrice de Jésus qui n’est pas venu abolir, mais accomplir la loi (Mt 5.17). Mais Matthieu appelle d’abord à un changement de regard au cœur même de cette tradition.

Avec ce texte, nous sommes donc dans une région « païenne », hors du territoire juif ; une femme, païenne elle aussi, vient lui demander de guérir sa fille. Et nous découvrons un Jésus qui lui refuse cette guérison, parce que qu’elle ne fait pas partie de son « projet missionnaire » => Il n’a été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.

Ce texte est choquant, parce que pour nous, l’universalisme du ministère de Jésus est quelque chose d’acquis, d’évident… Or ce texte nous montre bien que ça ne l’est pas ! Ce texte nous montre que pour Jésus, ce qui est évident, c’est son ancrage dans une culture et un contexte donné, et qu’il lui faut la rencontre, et une vraie rencontre, pas seulement un échange poli, avec cette femme étrangère pour changer de perspective sur son ministère. Grâce à elle, il va « développer pleinement ses potentialités », pour reprendre un langage d’aujourd’hui !

Madang à Busan, AG 2013 (c) Joanna Linden-Montes/COE
Choquant d’entendre Jésus comparer cette femme à un chien… et choquant qu’elle accepte d’entrer elle aussi dans cette logique ! Mais c’est en entrant dans sa logique qu’elle va pouvoir la faire bouger de l’intérieur. C’est en entrant dans la logique de Jésus, ou au moins en la respectant, qu’elle va lui permettre de l’ouvrir, car il n’a plus à choisir : ce n’est plus une « mission auprès des juifs » versus « mission auprès des païens », c’est « mission auprès des juifs, donc des païens » parce que les seconds bénéficient de la mission auprès des premiers. Le périmètre d’action de Jésus ne change pas, ce n’est pas un élargissement qui l’amènerait à une dilution de son ministère mais un changement de perspective, qui fait de la mission auprès des païens la conséquence logique, l’effet collatéral – bénéfique – de la mission auprès des juifs.

Pour Jésus, l’universalisme n’était pas évident, il va le devenir parce qu’il va pouvoir s’intégrer dans la logique première de Jésus, et petit à petit la travailler de l’intérieur pour l’élargir, et l’amener à dire « Allez, faites de toutes les nations mes disciples » (Mt 28.19).

Et nous ?
Et si, dans notre approche de la mission, nous croyions trop souvent que l’universalisme est quelque chose d’évident, alors qu’en fait, ça ne l’est pas ?

Au début de toute rencontre interculturelle chez les anglo-saxons, il y a un temps d’animation pour nous aider à détricoter nos préjugés des uns sur les autres ; je l’ai rarement vu en France… Comme si nous n’avions pas de préjugés, comme si l’universalité était « naturelle » pour nous… Et soyons francs, nous le peuple des « droits de l’homme », nous pensons être aussi universels que ces fameux droits, avoir une façon de penser le monde qui, parce qu’elle est très rationnelle, serait universelle – ou facilement universalisable. C’est une idée généreuse, tournée vers les autres, mais finalement, cela nous fait viser trop haut, et rater notre cible.

« Rater notre cible », ça vous dit quelque chose ? C’est un des sens du mot "péché" en hébreu…
Comment l'évangile rencontre-t-il la culture ? (c) P Williams/COE
Cela nous fait viser trop haut parce que cela fait de l’universalité une idée, un concept abstrait, quelque chose d’éthéré, détaché de l’expérience, l’expérience que je vis lors de chaque rencontre avec quelqu’un d’un autre pays, d’une autre culture. Et si nous nous ancrions un peu plus, si nous gardions les pieds sur terre pour mieux penser en contexte, notre contexte ? C’est-à-dire à faire de la contextualisation, ici au Défap, travailler sur les interactions entre l’Évangile et la culture en France.

Nous avons tendance à penser la mission, notre mission d’Églises, comme Jésus au début : il y a nous et eux. Il y a la mission que nous essayons parfois timidement, toujours en tâtonnant, de mener ici, en Églises, et il y a la mission que nous soutenons au loin. Et ça, c’est la spécialité du Défap – et des autres agences missionnaires. Et nous, membres du conseil, ne savons pas très bien quelle moitié de nous-même laisser parler : celle de notre Église ou celle du Défap…

Et pour nos Églises, la mission, c’est le Défap (ou d’autres)… Elles ne sont pas égoïstes, elles visent l’universel – même s’il est abstrait – donc elles soutiennent, symboliquement, en finançant, parfois en envoyant des gens. Mais ça reste l’affaire de spécialistes…

Contextualisation
Nous avons bien besoin aujourd’hui de repenser la mission en contexte, dans notre propre contexte. Nous avons besoin de redévelopper une missiologie pour aujourd’hui, pour ici. Des individus s’y attèlent, nos Églises fondatrices commencent à s’y atteler, il me parait dommage que le Défap ne se place pas au cœur de cette réflexion, lui qui a une telle histoire, une telle « réserve de sens »  dans ce domaine. Nous avons besoin de recommencer à faire de la missiologie, pas seulement de « l’interculturel » ou de la « solidarité internationale ». Pour nous aider, pour aider nos Églises à voir que la mission ailleurs, c’est la même mission que la mission ici, même si elle n’est pas vécue de la même façon parce qu’elle ne s’inscrit pas dans le même contexte. Pour aider nos Églises à apprendre à apprendre des autres.

Soirée finale de l'AG Cevaa 2014 (c) CSG
Et je crois que cela nous aiderait aussi dans nos relations avec la Cevaa, avec les autres Églises que nous rencontrons et soutenons, parce que nous pourrons alors reconnaitre que nous avons aussi des choses à apprendre de ce qu’ils font, de la logique missionnaire qu’ils ont. Pas seulement les soutenir là-bas, mais il inviter ici, à partager notre réflexion et nos expérimentations dans notre contexte.

Porter un regard innocent
Cette femme cananéenne est très fine, elle arrive à entrer dans la logique de Jésus pour la déplacer de l’intérieur. Cela nous est parfois donné dans notre rencontre avec l’autre, dans nos échanges. Mais c’est difficile et suppose de connaitre un certain nombre de choses de sa culture tout en gardant une fraicheur de regard.

Il existe un autre processus qui peut entrer en jeu dans nos rencontres avec un chrétien venu d’ailleurs et qui pourra le faire bouger, ou me faire bouger, changer les perspectives de l’un ou de l’autre – peut-être des deux – c’est ce que le psychologue Jean Nimylowycz la « magie de la méconnaissance ». Lorsque l’on rencontre quelqu’un, à condition de ne pas avoir trop d’idées préconçues, il peut arriver que le regard innocent que l’on porte sur lui (ou elle) l’aide à entre voir qu’il est autre – ou plus – que ce qu’il pensait être au départ. Ou qu’on l’aide à voir autrement, à avoir un autre point de vue sur sa vie ou les projets qu’il mène. Ou que sa fraicheur de regard, les questions qu’il (ou elle) nous pose, remette en cause nos évidences et lève des freins dont nous n’avions même pas conscience dans notre vie et nos projets…

Bref, je crois que nous ne pouvons pas nous contenter d’être généreux dans notre façon de faire de la mission. Nous devons aussi accepter de nous montrer humbles, vulnérables, pas toujours exemplaires, de reconnaître que nous avons à apprendre – ou à réapprendre – des autres. Parce que la mission de Dieu commence ici, et maintenant.

Claire Sixt Gateuille

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